Les larmes du diable

tête vers moi, faisant ainsi saillir son menton en galoche et prit la parole la première. « C’est l’avocat qui est venu avec Joseph ? » demanda-t-elle d’une voix claire où perçait une pointe d’accent campagnard. Je vis des dents d’une blancheur parfaite dont je soupçonnai qu’elles étaient fausses. J’eus un frisson involontaire, car l’idée de porter dans la bouche des dents de morts montées sur une plaque de bois me répugnait fort.
    « Oui, mère », dit Edwin en me jetant un regard hostile.
    Elle eut un sourire en coin. « Celui qui cherche la vérité. Approchez-vous, messire avocat, que je fasse connaissance avec votre visage. » Elle leva une main griffue ornée de bagues et je compris qu’elle voulait toucher mon visage, comme le font parfois les aveugles avec leurs inférieurs. Je m’approchai lentement. De lapart d’une femme qui autrefois n’était qu’une fermière, quelle présomption ! Néanmoins, je me penchai vers elle. Je sentis tous les yeux converger sur moi tandis que ses mains effleuraient mes traits avec une douceur surprenante.
    « Un fier visage, dit-elle. Anguleux, mélancolique. » Elle passa légèrement les mains sur mes épaules : « Ah ! une sacoche de livres et une robe d’avocat enfilée par-dessus le reste. » Elle marqua une pause. « Il paraît que vous êtes bossu. »
    Je pris une profonde inspiration, me demandant si elle entendait m’humilier ou si elle disait ce qui lui passait par la tête, compte tenu de son âge.
    « Oui, madame. »
    Elle sourit, découvrant ses gencives de bois. « Eh bien, consolez-vous en pensant que vous avez un visage distingué. Êtes-vous un bibliste ? Il paraît qu’autrefois vous étiez proche du comte d’Essex en personne, que Dieu le protège de ses ennemis.
    — Je l’ai bien connu quand j’étais plus jeune.
    — Edwin refuse de recevoir des papistes dans cette maison. Il donne même à ses filles des livres religieux et les encourage à étudier la Bible. Ce sont des idées un peu avancées pour moi. » Elle agita une main en direction de son fils. « Il faut répondre à ses questions, Edwin, dit-elle d’un ton brusque. Et vous aussi, mes petites-filles.
    — Sabine et Avice en ont assez, mère, vous le savez. » La voix d’Edwin se fit suppliante.
    « J’ai dit “mes petites-filles aussi”. » Les filles de sir Edwin levèrent sur leur grand-mère le même regard bleu. Apparemment, elles subissaient l’ascendant de la vieille femme, tout comme leur père.
    « Il faut en finir avec tout cela, poursuivit-elle. Avez-vous une idée du malheur qui s’est abattu sur ce qui reste de notre famille avec l’assassinat de Ralph par Elizabeth ? Il y a trois semaines, nous étions heureux, et nous avions des perspectives riantes. Regardez-nous à présent. Et le fait que Joseph ait pris le parti d’Elizabeth a encore aggravé la situation. Vous pouvez peut-être concevoir nos sentiments à son égard. Après ce jour, il ne passera plus le seuil de notre porte. » Elle parlait calmement, tout uniment, sans tourner la tête vers son fils aîné. Joseph baissa la tête comme un enfant puni. Je songeai à la force d’âme qu’il lui avait fallu pour affronter cette mégère.
    « Ai-je raison de penser que, si vous estimez Elizabeth coupable, vous cesserez de la représenter, que telles sont les règles de votremétier ? demanda sir Edwin d’une voix grave qui ressemblait beaucoup à celle de son frère.
    — Pas exactement, messire, répondis-je. Si je suis convaincu qu’elle est coupable, mon mandat prendra fin. » Je m’interrompis. « Puis-je vous dire ce que je pense de l’affaire ?
    — À votre aise. »
    Je citai les faits tels que je les connaissais : les filles entendant crier, regardant par la fenêtre et se précipitant dans le jardin ; Needler arrivant pour trouver le corps de Ralph dans le puits. J’étais navré pour les deux filles qui étaient obligées d’écouter une fois encore cet effroyable récit. Elles baissèrent la tête à nouveau, la mine impassible.
    « Seulement voilà, dis-je en manière de conclusion. Personne n’a effectivement vu Elizabeth pousser le jeune garçon dans le puits. Il se peut qu’il ait glissé.
    — Alors pourquoi ne le dit-elle pas ? demanda la vieille femme.
    — Parce qu’elle se doute bien qu’un interrogatoire lui délierait la langue, lança Edwin avec une brusque véhémence. Bien sûr qu’elle a tué Ralph ! Vous ne l’avez pas eue neuf mois chez