Les larmes du diable
Nous autres apothicaires cherchons sans cesse de nouvelles herbes, de nouvelles mixtures en provenance de ces contrées étranges où les Anglais voyagent à présent. C’est un sujet de conversation récurrent à la chambre des apothicaires. Il y a quelques mois, nous avons entendu parler d’une cargaison arrivée à Billingsgate sur un bateau qui faisait le commerce de la Baltique et s’aventurait dans ces contrées où la neige ne fond jamais. Il avait rapporté une cargaison d’un liquide incolore que les hommes de ces pays-là boivent, paraît-il. Ici, ceux qui ont voulu en boire, et l’ont avalé comme s’il s’agissait de bière, ont été très malades. Il pourrait s’agir de la boisson en question.
— Qu’est-il advenu de cette cargaison ?
— Je l’ignore. Je crois qu’un ou deux de mes confrères ont essayé de mettre la main sur cette substance, par curiosité, mais on leur a dit que la cargaison avait été vendue. Il faudrait que vous alliez aux nouvelles dans les tavernes de marins. »
Je hochai la tête, pensif. Un liquide épais et visqueux qui brûlait de façon peu banale. À certains égards, cela ressemblait au feu grégeois, mais à d’autres, absolument pas. Le liquide trouvé au monastère était noir, et sentait très fort, d’après Kytchyn ; quant à la flamme que nous avions vue, elle n’aurait jamais pu réduire en cendres un navire. Et si cette substance entrait dans la composition du feu grégeois et changeait de propriété en fonction de ce qui lui était ajouté ?
« Que savez-vous de l’alchimie, Guy ? demandai-je. L’art de ces gens-là m’est totalement mystérieux et leur livres sont si abscons que j’ai du mal à en comprendre un seul mot. »
Il prit un des livres que j’avais apportés et le feuilleta. « L’alchimie s’est acquis une fort mauvaise réputation, qu’elle ne mérite peut-être pas entièrement. Les alchimistes aiment às’entourer de mystère et emplissent leurs ouvrages de références qu’ils sont seuls à comprendre. Il est des textes anciens auxquels personne ne doit rien entendre à mon avis, ajouta-t-il en riant.
— Et cela impressionne les gens, car ils ont le sentiment de se trouver devant un grand mystère à découvrir.
— Oui, mais en cela les alchimistes ne sont guère différents de certains médecins, avec leurs remèdes d’autrefois et leurs formules secrètes. Ou des avocats, d’ailleurs, qui dans certains tribunaux plaident dans un vieux français que le commun des mortels ne peut comprendre. »
Barak s’esclaffa. « Là, il vous a rivé votre clou ! »
Guy leva une main. « Pourtant, l’alchimie fait partie des sciences de la nature, de l’étude du monde qui nous entoure. Dieu a laissé dans ce monde des signes et des indices, afin que, grâce à nos efforts, nous arrivions à comprendre, à soigner les maladies, à obtenir de meilleures récoltes.
— À changer le plomb en or ? À enflammer l’eau ?
— Peut-être. Et le propos de l’astrologie, comme celui de la médecine au reste, est de savoir interpréter ces signes : comment les étoiles peuvent influer sur notre destin, quelles plantes peuvent guérir et lesquelles tuent.
— Au même titre que la corne de rhinocéros renforce la virilité, parce qu’elle ressemble à l’organe mâle. Vous savez, Guy, il y a une large part de supercherie dans toute cette recherche de signes et de correspondances.
— Je vous le concède bien volontiers. Et j’admets que la façon dont les alchimistes s’entourent de secrets et professent un savoir mystérieux n’est souvent qu’un subterfuge pour préserver l’inaccessibilité de leur art.
— Vous pensez donc comme la plupart des gens que l’alchimie est un commerce suspect ?
— Pas tout à fait. Un certain nombre d’imposteurs prétendent avoir trouvé la pierre philosophale, susceptible de transmuer en or un métal ordinaire, mais, pour chacun de ceux-là, il y a un homme honnête qui s’est efforcé de faire de réelles recherches à force d’observations minutieuses, en étudiant comment les substances sont faites et comment elles se transforment ; comment les quatre éléments — la terre, l’air, l’eau et le feu — agissent les uns sur les autres pour composer toutes les choses que nous connaissons ; comment la chaleur peut changer une chose en une autre, le vin en eau-de-vie par exemple. Car tout vient des quatre éléments. Toute nouvelle matière, telle cette substance étrange,
Weitere Kostenlose Bücher