Les Lavandières de Brocéliande
avec des yeux embués.
– Oui, mais moi, si je ne rentre pas, il n’y aura personne pour s’inquiéter.
16
Annaïg errait sans but dans les rues de Concoret. Elle s’était enfuie du lavoir pour ne plus entendre la voix de Gwenn, ne plus avoir à supporter son ton supérieur ni ses conseils qui sonnaient comme des provocations. Mais à présent qu’elle était seule, elle n’osait pas retourner chez elle. Dahud était rusée. Elle se rendrait tout de suite compte qu’elle était bouleversée. Elle la harcèlerait de questions, la pousserait à tout lui avouer. La jeune fille ne se sentait pas en état d’affronter cette mère qu’elle détestait, à qui elle ne parlait qu’à contrecœur, en haussant les épaules et levant les yeux au ciel. Elle ne s’était jamais confiée à elle, jamais. Pourquoi le ferait-elle dans un moment pareil ? Elle préférait encore se perdre dans les bois plutôt que de parler à la vieille Dahud.
Pourtant, la jeune fille ne pouvait garder plus longtemps ce secret pour elle. Il lui fallait d’urgence le partager avec quelqu’un, réclamer de l’aide. Bientôt, les jupons amples et les ceintures serrées ne suffiraient plus et son état finirait par se voir. Si Philippe refusait de l’épouser, Annaïg se retrouverait seule avec son enfant. Déshonorée, comme l’avait été sa mère avant elle.
Se confier, oui, mais à qui ? Annaïg n’avait pas vraiment d’amis, à part les lavandières qu’elle retrouvait chaque matin à la buée . Mais ces gamines ne lui seraient d’aucun secours.Elles simuleraient la pitié avant de colporter des ragots sur son compte. Annaïg, la fille perdue. Annaïg, la mère sans mari.
Parvenue au centre du village, elle se trouva face à l’entrée de l’église. C’était un bâtiment récent, puisqu’il n’avait été érigé qu’en 1901 sur les ruines de l’ancienne église, détruite après près de cinq siècles d’existence. Sa particularité avait été longtemps de ne pas avoir de clocher. Cet oubli n’avait été réparé qu’en 1938, à peine six ans plus tôt. Les anciens disaient que si la vieille église de Concoret avait été démolie et si la nouvelle n’avait pas de clocher, c’était parce que Dieu s’était détourné du village maudit et ne voulait pas que des cloches viennent lui rappeler son existence.
Car Concoret était un village maudit, et ses habitants avaient dans la région la réputation d’être des mécréants. Un vieux dicton n’affirmait-il pas : « Les saints de Concoret ne datent de rien », signifiant ainsi le peu de cas que l’on faisait de leur légitimité ? Cette croyance remontait au XII e siècle, au temps où Éon de l’Étoile, moine au couvent du Moinet, n’avait pas supporté d’être muté par le seigneur Gaël de Montfort sur les hauteurs de Barenton, où jadis s’élevait une humble chapelle. Le moine se rebella et rassembla autour de lui des disciples avec lesquels il se livra au pillage et au brigandage. On racontait qu’il se considérait comme un nouveau messie, qu’il s’adonnait à la magie noire, qu’il était enveloppé en permanence d’un halo de lumière, qu’il était doté du don d’ubiquité et qu’il offrait aux membres de sa bande de moines renégats de somptueux festins. Deux années passèrent avant que le seigneur de Montfort et l’évêque de Saint-Malo ne mettent fin aux exactions du renégat. Convaincu d’hérésie et condamné par le concile de Reims en 1148, il fut soumis à la question avant d’être enfermé à perpétuité dans l’abbaye de Saint-Denis où ilmourut en 1150. Quant à la chapelle de Barenton où s’étaient retirés les moines pillards, elle fut détruite et ses pierres servirent à édifier les maisons du hameau de Folle-Pensée. Éon de l’Étoile avait disparu depuis huit siècles, mais son souvenir inquiétant continuait à poursuivre le village de Concoret de sa malédiction.
L’église était fermée, mais de la lumière filtrait au travers des volets ajourés du presbytère. Le recteur devait préparer la messe de la Toussaint qu’il dirait le lendemain matin pour une poignée de bigotes. Les habitants du pays gallo n’avaient été christianisés que tardivement et n’empruntaient que depuis peu le chemin des églises. Il leur restait quelque chose de la rébellion d’Éon de l’Étoile.
Annaïg demeurait là, devant le bâtiment de pierre, incapable de faire un pas de plus. Elle
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