Les Lavandières de Brocéliande
l’extrémité droite de sa moustache en fronçant les sourcils, signe chez lui d’une intense réflexion ou d’une profonde gêne. Les deux gendarmes de 2 e classe qui l’accompagnaient, plus jeunes et moins expérimentés, attendaient avec impatience le verdict de leur supérieur en échangeant à la dérobée des coups d’œil furtifs exprimant leur malaise.
– Tout cela est très embêtant, grommela le brigadier en accentuant la pression de ses doigts boudinés sur ses poils noirs savamment cirés. Très, très embêtant. Faut attendre le médecin, pour savoir. Ça va dépendre… Mais c’est bien embêtant, tout de même… Oui, vraiment bien embêtant.
Les trois hommes en uniforme se tenaient immobiles devant le corps d’Annaïg qu’ils avaient retiré de l’eau avant de le déposer sur l’herbe fraîche. Dès qu’ils avaient été prévenus par l’épicier du village, ils avaient sauté dans leur estafette. Mais à présent qu’ils se trouvaient sur place, ils se sentaient embarrassés par cette mort étrange.
Les décès ne manquaient pourtant pas dans leur secteur, surtout depuis le début de la guerre. Les maladies, la malnutrition, le manque d’hygiène et de soins faisaient des ravages chez les nourrissons et les personnes âgées. Les adultes n’étaient pas mieux lotis et souffraient eux aussi desprivations. À cela il fallait ajouter les accidents, les disparitions, parfois les rixes qui se terminaient mal. Sans compter les dénonciations et les déportations mises au point par les autres , les occupants.
Mais là, il s’agissait d’autre chose.
Une jeune fille, noyée dans un lavoir.
Jamais ils n’avaient assisté à une scène pareille. Et ils ne savaient pas comment qualifier la cause du décès. Noyade par accident ? Suicide ? Meurtre ? En fonction du cas retenu, leur mission ne prendrait pas la même tournure.
Si le médecin concluait à un accident, voire à un suicide, cette bien triste histoire pourrait être rapidement classée. Mais s’il s’agissait d’une mort criminelle, il faudrait ouvrir une enquête, procéder à des interrogatoires, fouiller dans la vie privée des gens, remuer la boue des consciences. Le sale boulot. Le brigadier Bouchard espérait encore qu’il n’en arriverait pas là. À cause du surcroît de travail et du manque d’effectifs, bien entendu. Mais aussi parce que les autres s’en mêleraient forcément. Or, comme la plupart de ses confrères du Morbihan, le gendarme préférait avoir le moins de contacts possibles avec les Allemands, surtout ceux de la S.S. et de la Gestapo. Il ne pouvait évidemment pas s’opposer directement à eux. Il était militaire, et son devoir d’obéissance à un État qui avait accueilli l’ennemi à bras ouverts en pratiquant une politique de collaboration l’obligeait à composer avec ses convictions. Mais il ne tenait pas à faciliter les manœuvres et exactions de ceux qu’il considérait comme des envahisseurs, pas plus qu’il ne tolérait les actions des Français qui, par opportunisme ou idéologie, faisaient le jeu des Allemands pour s’en prendre à leurs compatriotes, comme les membres de cette milice française, créée en janvier 1943 pour lutter contre la Résistance.
Le gendarme n’avait pas accepté non plus la dissolution de la Garde républicaine mobile en 1940. Elle avait été remplacée, en zone occupée, par le Groupe mobile de réserve, dont les fonctions s’apparentaient davantage à celles d’une police civile qu’à celles du noble corps des gendarmes. Bouchard avait souffert de cette humiliation et il n’était pas le seul. Dans toute la Bretagne, nombreux étaient les gendarmes qui n’avaient pas peur de braver les ordres pour défendre l’idée qu’ils se faisaient de leur patrie.
Parmi ces braves, dont les noms étaient prononcés avec respect et admiration par les hommes en bleu, l’un des plus héroïques était sans contestation le chef d’escadron Maurice Guillaudot, ancien combattant de la Première Guerre mondiale affecté à la gendarmerie de Rennes en 1940. Malgré la pression du préfet, inféodé aux Allemands, il avait refusé le 17 juin 1941 de charger la foule venue fleurir les tombes des victimes du bombardement allemand survenu un an plus tôt. Cet acte de résistance passive lui avait valu d’être muté à Vannes, où il avait continué à faire ce qui lui semblait être son devoir de Français en refusant de procéder aux arrestations
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