Les Mains du miracle
passe au service d’un fou,
dit-il.
Vous m’avez fait lire vous-même le
dossier médical de Hitler. Il devrait être dans un asile. Le laisser libre et
souverain est votre faute la plus grande. L’Histoire la retiendra contre vous.
À chaque argument, les mains de
Kersten s’étaient faites plus lourdes et plus dures sur l’estomac du patient
aux nerfs douloureux. Le Reichsführer ne respirait plus que par saccades. Il
répondit en ahanant :
— Je… comprends… bien… Mais je…
je ne peux… pas… ne… peux… pas…
Kersten appuya plus fort ses paumes
et ses doigts qui avaient acquis en vingt années d’entraînement une puissance
redoutable. Le corps de Himmler se tordit, se convulsa tout entier.
— Écoutez-moi, dit le docteur
impérieusement.
Himmler murmura d’une voix à peine
perceptible :
— Quoi… quoi ?
— Donnez-moi, dit Kersten, les
internés norvégiens, danois et hollandais.
Le souffle coupé, torturé, Himmler
gémit :
— Oui… oui… oui… Mais laissez-moi
du temps.
— Agissez seul, continua
d’ordonner Kersten. Ne demandez rien à Hitler. Personne ne peut vous contrôler.
— Oui… oui… oui…, haleta
Himmler. Vous avez raison, sans doute.
Les terribles mains relâchèrent leur
pression. Himmler respira largement, profondément. Il reprit le contrôle de son
esprit et chuchota :
— Ce serait épouvantable, si
Hitler entendait cette conversation.
Kersten adoucit encore les
mouvements de ses doigts et répliqua en riant :
— Quoi ! Vous n’êtes pas
capable de vous protéger des espions ! Vous, le seul homme en Allemagne
dont on un peut pas surprendre les entretiens.
— C’est vrai, murmura le
Reichsführer. Mais si Hitler apprenait une seule des paroles que nous venons
d’échanger…
— Ne pensez plus à cela, dit
Kersten amicalement.
Il avait recommencé à traiter
Himmler de la façon habituelle. Le malade se sentait revivre. Le docteur
reprit, après quelques instants de soins et de silence :
— Cette libération sera facile.
À Stockholm, j’ai vu très souvent Gunther, le ministre des Affaires étrangères.
Il m’a beaucoup parlé des internés des camps. Il est prêt à faire tout ce qu’il
faut en Suède pour les prisonniers nordiques…
Kersten se tut, observa Himmler. En
révélant enfin le grand dessein qu’il avait mis au point avec Gunther, le
docteur savait qu’il faisait un pas décisif et prenait un risque très grave.
Cette entente tramée dans un pays étranger, cette sorte de conspiration –
quels sentiments allait-elle susciter chez Himmler ? La fureur ? La
crainte ? La méfiance ?
Mais Himmler se trouvait dans cet
état de bonheur physique où rien ne lui importait plus que de le conserver, le
prolonger.
— Je vois… je vois…, dit-il,
sans ouvrir les yeux.
Alors Kersten reprit avec
force :
— Les Suédois ne comprennent
pas, n’admettent pas les traitements, les tortures que vous infligez aux
malheureux dans les camps de concentration. Et surtout aux Norvégiens et aux
Danois qui sont leurs frères de sang.
Emporté par son propos, Kersten
s’écria :
— Ils sont capables de vous
déclarer la guerre.
Les paupières du Reichsführer se
soulevèrent et, rencontrant son regard, Kersten eut peur d’avoir été trop loin.
Mais l’euphorie durait encore et Himmler se mit à rire.
— Oh ça, ça non, mon bon
monsieur Kersten, dit-il. Il nous reste assez de force pour bien leur casser la
gueule.
Himmler se secoua, se leva
joyeusement. Le docteur lui avait donné la gaieté après le bien-être.
— Ce qui m’importe,
demanda-t-il, c’est de savoir si vous êtes personnellement intéressé à la
libération de ces prisonniers.
— Tout à fait, dit Kersten.
— Alors, je vais y réfléchir,
dit Himmler. Je vous dois trop pour ne pas examiner une affaire qui vous tient
à cœur. Mais vous n’avez pas besoin d’une réponse rapide ?
— Non, non, dit Kersten. Il me
la faudrait cependant pour mon prochain voyage en Suède.
— Très bien, très bien, dit
Himmler.
Kersten crut la partie gagnée.
CHAPITRE XI
Le guet-apens
1
En principe, Himmler devait rester
assez longtemps à son Q.G. de Prusse-Orientale. Et Kersten savait combien les
sentiments de solitude et de tristesse inspirés par Hochwald au Reichsführer
renforçaient, à l’ordinaire, le pouvoir qu’il avait sur lui. L’influence du
lieu entrait pour beaucoup dans ses calculs de prompte
Weitere Kostenlose Bücher