Les mannequins nus
l’ordre, je me suis rendu à Lublin dans les locaux du chef des S.S. et de la police : je m’y suis fait annoncer comme venant de la part du chef de la Sipo et du S.D. ; j’ai répété à Globocnik ce qui m’avait été dit, notamment que le Führer avait décidé « l’extermination physique des Juifs… ».
Müller me demanda de me rendre à Litzmannstadt (Lods) pour lui dire comment les choses se passaient là-bas. Il me l’avait demandé de la même manière que Heydrich… peut-être moins crûment, il était quand même moins brutal, plus « diffus ». Il s’était à peu près exprimé ainsi : « Là-bas, Eichmann, il y a en cours une action contre les Juifs, allez-y voir, et rendez-moi compte ! » Eh bien, j’y suis allé, je me suis présenté à la direction de la police d’État à Litzmannstadt où l’on me raconta que le Reichsführer avait dépêché un commando spécial… on m’indiqua très exactement où se trouvait ce Culm (Chelmno). Voici ce que j’y ai vu, autant que je puisse m’en souvenir : un local, peut-être cinq fois celui-ci, rempli de Juifs que l’on obligeait à se déshabiller, un camion fermé venait se ranger, les portes ouvertes, et les Juifs devaient s’y engouffrer. Les portes claquaient… et le camion s’éloignait.
LESS : Combien de personnes pouvaient prendre place dans ce camion à gaz ?
EICHMANN : Exactement je ne le sais pas ; je n’ai pu regarder tout le temps de la manœuvre… je ne supportais pas les cris, et j’étais bien trop énervé. J’ai suivi le camion, certainement accompagné de quelqu’un qui connaissait la route… et j’ai vu la chose la plus horrible de ma vie. Le camion longea une fosse, on ouvrit les portes et on jeta les cadavres dans la fosse… les membres des cadavres étaient aussi souples que s’il s’était agi de vivants… j’ai encore devant moi l’image d’un civil arrachant des dents à l’aide d’une pince, et… j’ai pris la fuite. Je me suis précipité dans la voiture et je n’ai plus ouvert la bouche. Je sais seulement qu’il y avait un médecin en blouse blanche qui me conseilla de regarder par un trou pour voir comment ça se passait à l’intérieur du camion. J’ai refusé de regarder… Rentré à Berlin, j’ai fait mon compte rendu au Gruppenführer Müller. Je lui ai dit ce que je viens de vous dire… c’était épouvantable ! C’était l’enfer !
LESS : Que vous a dit Müller ?
EICHMANN : Müller avait l’habitude de ne rien dire, pas plus dans ce cas que dans d’autres affaires. Calme, avare de mots, il ne disait que le strict nécessaire.
LESS : Avez-vous fait un rapport écrit ?
EICHMANN : Non, on me l’avait formellement interdit.
LESS : Était-ce Müller qui vous l’avait interdit ?
EICHMANN : Oui… non, je crois que ç’avait été Heydrich.
LESS : Lui aviez-vous aussi rendu compte ?
EICHMANN : Non, pas de ma mission à Litzmannstadt. Müller m’avait envoyé là-bas, je crois bien pour chronométrer exactement le temps de la manœuvre, mais je n’étais pas capable de le renseigner. C’était donc la seconde fois que j’avais eu à connaître ce genre de choses. La première fois, c’était avec les gaz d’échappement d’un moteur de sous-marin, je l’avais entendu tourner ; la seconde fois… j’avais vu…
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Le 29 juin 1941, le commandant Hoess est convoqué à Berlin.
— Selon (16) la volonté d’Himmler, Auschwitz était destiné à devenir le plus grand camp d’extermination de toute l’histoire de l’humanité. Au cours de l’été 1941, lorsqu’il me donna personnellement l’ordre de préparer à Auschwitz une installation destinée à l’extermination en masse et me chargea moi-même de cette opération, je ne pouvais me faire la moindre idée de l’envergure de cette entreprise et de l’effet qu’elle produirait.
— Il y avait certes dans cet ordre quelque chose de monstrueux qui surpassait de loin les mesures précédentes. Mais les arguments qu’il me présenta me firent paraître ses instructions parfaitement justifiées. Je n’avais pas à réfléchir ; j’avais à exécuter la consigne. Mon horizon n’était pas suffisamment vaste pour me permettre de me former un jugement personnel sur la nécessité d’exterminer tous les Juifs.
— Du moment que le Führer lui-même s’était décidé à « une solution finale du problème juif », un membre chevronné du parti national-socialiste
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