Les mannequins nus
sur le front de l’Est. C’est à lui que nous devions un petit atlas que nous avions déposé dans une cachette difficilement accessible et connue seulement d’un très petit nombre de nos camarades ; grâce à lui, les villes citées dans le journal s’animaient et, à partir du 6 juin, nous suivions, et avec quelle impatience, la progression des troupes alliées. Quel risque Eugène courait-il en transportant cet atlas ! Par son intermédiaire, chacune de nous avait des sous-vêtements et des tricots chauds pour l’hiver et c’était l’image de la solidarité au camp, puisque les vêtements avaient été rapportés du « Canada » à Eugène, pour nous, par d’autres camarades français. Il s’arrangeait pour les dissimuler sous son rayé et il a toujours réussi à passer à travers les fouilles.
— Peut-être est-ce encore avec des médicaments que le danger était le plus grand : les Allemands n’avaient pas de quinine, mais il en arrivait avec les convois et ils cherchaient par tous les trocs possibles à s’en procurer. Au printemps 1944, une de nos camarades a attrapé la malaria endémique dans ce pays marécageux ; le lendemain du jour où nous l’avons appris à Eugène, il arrivait avec la quantité nécessaire de vraie quinine que les Français avaient achetée avec leur ration de pain, et notre amie s’est rapidement remise. Il est évident que s’il y avait eu une fouille ce jour-là, Eugène aurait – au minimum – été condamné à une lourde peine de cachot. Mais cette pensée ne l’avait pas effleuré… il devait prendre ce risque.
— À chacune de nous, Eugène a laissé le souvenir d’un homme fin et intelligent, qui accomplissait plus que son devoir avec une héroïque simplicité.
*
* *
— Il faudra s’arranger avec Mala !
— Préviens Mala !
— Seule Mala peut te sauver !
— Merci Mala.
Mala Zimetbaum, arrivée de Malines au mois d’août 1942, est la providence des détenues. Comme la plupart des « fonctionnaires subalternes » retenues après la sélection, pour occuper un emploi administratif, elle a été remarquée sur la rampe parce qu’elle parlait allemand…
— Tu vas leur dire…
Ce qui n’était au début qu’une démarche pour aider ses compagnes est devenu, très rapidement, une attribution au niveau du block, puis une fonction dans un kommando, enfin une « profession » à l’échelle du camp.
— Non seulement Mala sait se faire comprendre des Françaises, des Italiennes, des Hollandaises, mais aussi des Polonaises, des Tchèques, des Hongroises… On n’a jamais vu ça à Auschwitz !
— C’était (115) une jeune femme de vingt-huit ans. Jolie, grande, fine, distinguée, elle avait réussi à capter, par sa grande intelligence, sa finesse et son tact, la confiance des chefs allemands. Elle parlait sept langues…
Mala, « interprète officiel » du camp des femmes, dispose d’un pouvoir (tout est relatif) immense. L’antenne du Bureau du Travail lui laisse la responsabilité de dresser les listes des différentes affectations. Le droit de vie et de mort sur ses compagnes – elle peut choisir les kommandos : marais, tressage, corvées, usine, jardinage, etc. Mala l’exerce avec discernement, justice, courage. Le Revier sait que Mala acceptera de protéger une convalescente.
— Nous allons voir Mala, l’amie de Stephane qui doit nous faire changer de block. C’est une Belge, une belle fille aimable et très chic pour les Françaises. Elle en a déjà sauvé beaucoup. Elle marque sur nos fiches : block 13 B. C’est le Weberei ; un kommando où l’on travaille dans des ateliers à faire des nattes.
Quelques semaines plus tard.
— Il ne faut (116) à aucun prix que je reste au block de convalescence. La sélection est de plus en plus dans l’air… Je vais trouver Mala et lui demande de me renvoyer au travail. Elle n’a plus ma fiche. C’est déjà la schreiherin du block de convalescence qui l’a. N’est-il pas trop tard ? On finit par récupérer ma fiche. Mala barre block 27 A et marque block 25 B. Et ce tout petit trait de crayon et ces deux chiffres m’ont peut-être sauvé la vie…
Mala jongle avec les effectifs, repêche une bien-portante qui s’épuise rapidement à la terrasse, respecte les amitiés nationales ou politiques, regonfle un kommando avec de nouvelles arrivées musclées. Elle juge, elle dose, elle court sans cesse : sa renommée franchit les
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