Les mannequins nus
« bons kommandos » était limité. Les détenus allemands avaient intérêt à empêcher les étrangers de devenir Kapos ou doyens de block, et à garder ces postes privilégiés pour eux-mêmes. En même temps, les S.S. parvenaient de la sorte à faire considérer par les étrangers leurs codétenus allemands comme les complices de leurs bourreaux. Les Polonais, qui étaient arrivés les premiers au camp et qui avaient occupé de ce fait de nombreux postes-clés et bons kommandos, avaient à leur tour intérêt à empêcher les Français, les Tchèques de pénétrer dans ces positions. Et tous ensemble avaient intérêt à abandonner aux Juifs de tous les pays, bien que leur pourcentage ne cessât de croître au cours des années, les kommandos les plus durs. De cette manière, la direction du camp parvenait à rendre agissant le meurtrier antisémitisme hitlérien à l’intérieur même des barbelés.
— Pour créer à Auschwitz une organisation de résistance efficace, il fallait avoir le courage d’engager le combat contre toutes ces difficultés.
— Pourtant, une telle organisation finit par surgir. Comment naquit-elle ? Lorsqu’on partage son pain avec un ami – un homme libre n’est pas capable de s’imaginer à quel point cela est difficile, lorsqu’on a faim soi-même – la prémisse est établie pour résister à la volonté des S.S. de créer une situation qu’un chef du camp a caractérisé comme suit : « À Auschwitz, un détenu qui n’« organise » pas ne peut vivre que trois à quatre mois. » Les vieilles amitiés, les identités de convictions et les affinités nationales servirent de cellules germinales à la résistance. La première tâche de ces petits groupes consistait à assurer la survie de leurs membres, pour autant que cela était possible à Auschwitz. Aussi bien ces groupes s’efforçaient-ils surtout de disposer de situations dans les infirmeries et les hôpitaux. Il est également compréhensible que les premiers de ces groupes aient été des groupes polonais : non seulement leur ancienneté dans le camp leur permettait de mieux en connaître les secrets, mais ils avaient aussi la possibilité d’établir des contacts avec le monde extérieur. Certains détenus pouvaient entrer en contact sur les lieux de leur travail avec des civils polonais, astreints au travail obligatoire aux mêmes endroits. Auschwitz se trouve en Pologne. L’espoir d’une évasion qui paraissait complètement illusoire à la plupart des autres détenus, stimulait certains hardis Polonais à se coaliser, pour tenter l’impossible. Les groupes polonais parvinrent de bonne heure à transmettre des informations sur le camp aux organisations de résistance polonaises de Cracovie, et à introduire en fraude des médicaments pour leurs camarades malades. Les éléments actifs du camp se sont toujours efforcés de renseigner le monde sur les crimes d’Auschwitz. Il est vrai que, souvent, ce monde considérait de telles informations comme invraisemblables.
*
* *
Deux groupes d’évadés, en juin et décembre 1942, firent parvenir à Londres les premiers dossiers complets sur Auschwitz. Ces évasions, montées par le Mouvement de Résistance clandestin, en liaison avec deux jeunes filles du village d’Auschwitz, nécessitèrent l’envoi et la réception de plus de cinquante messages transmis par le kommando d’arpenteurs du camp.
Eugène Bendera, Casimir Piechowski, Joseph Lempart et Stanislas Jaster étaient manutentionnaires au dépôt militaire T.W.L. Ce magasin, réserve d’uniformes S.S., abritait une petite armurerie. Les quatre déportés réussirent à prendre les empreintes des clés et à façonner trois « passe » dans l’atelier du garage. Ils veillèrent pendant deux mois « avec amour » sur une voiture Steger 220 affectée au gardien du dépôt. Le scénario parfaitement mis au point, il ne restait, ce samedi 20 juin, qu’à interpréter la scène.
Le samedi, les S.S. de l’administration finissaient leur service à 15 heures.
Les quatre hommes se présentent au contrôle principal du camp. Piechowski, le seul qui parle allemand, a glissé sur sa manche un brassard parfaitement imité de « Vorarbeiter ». Piechowski se fige au garde-à-vous :
— Nous devons sortir une charrette de déchets.
Le garde S.S., qui voit chaque jour défiler ainsi des centaines de corvées, ne fouille même pas le groupe… Que pourraient tenter ces hommes en
Weitere Kostenlose Bücher