Les mannequins nus
Voici quel était le plan : un jour où il n’y aurait pas de convoi et par conséquent pas de renfort S.S. près des crématoires, notre groupe qui emportait régulièrement la nourriture de ce secteur du camp pour la porter aux divers crématoires, viendrait avec des bidons d’essence là où chaque crématoire se ravitaillait. Seul au crématoire I, on n’apporterait pas d’essence, parce que ce n’était pas utile. Au bunker V, il n’y avait à cette époque plus de Sonderkommando, l’extermination y ayant déjà été complètement arrêtée. L’essence avait été préparée par l’organisation de résistance à la section D du camp. Un dimanche du début d’octobre – je crois que ce devait être le 6 ou le 7 octobre – la révolte devait être déclenchée. Les détenus désignés pour apporter la nourriture furent choisis ce jour-là de telle sorte que seuls y allaient les initiés au plan. Tous venaient du crématoire II. J’étais du nombre. Nous amenâmes les bidons d’essence camouflés en soupe aux crématoires IV et III…
TÉMOIGNAGE MIKLOS NYISZLI (145)
… 6 octobre (146) , l’avant-dernier ou le dernier jour de délai de vie habituel d’un Sonderkommando. Nous ne savons rien de certain, mais je sens l’imminence de la mort. Incapable de travailler, j’ai abandonné la salle de dissection. Je me suis rendu dans ma chambre pour prendre une grosse dose de gardénal. J’ai fumé sans arrêt. Énervé comme je l’étais, je ne pouvais tenir en place dans ma chambre. Je me suis dirigé vers la salle d’incinération. Les hommes de l’équipe de jour ne faisaient le travail qu’au ralenti. Pourtant, quelques centaines de cadavres attendaient devant les fours. De petits groupes ici et là discutaient à voix basse. Je suis monté à l’étage où est cantonné le personnel et là, je me suis tout de suite aperçu de quelque chose d’insolite. Autrefois l’équipe de nuit du Sonderkommando, après le contrôle de l’effectif du matin et après avoir déjeuné, se couchait. Il est 10 heures du matin et tout le monde est encore debout. Je remarque également que les hommes sont en tenue de sport, en pull-over et bottes. Cependant un soleil resplendissant d’octobre éclaire la salle. Les hommes s’entretiennent à voix basse, se démènent, rangent ou sortent des affaires de leurs valises. Pourtant, je sens la tension qui règne dans chaque coin de cette pièce. Je me rends nettement compte qu’ici on est en train d’ourdir quelque chose. J’entre dans la petite chambre du chef kapo. Il est assis à sa table. Autour de lui, les chefs d’équipe du groupe de nuit : l’ingénieur mécanicien, le chauffeur en chef et le commandant du kommando des gaz.
À peine suis-je assis que, prenant sur la table une bouteille bien entamée, il me tend un grand verre qu’il remplit à moitié d’eau-de-vie. C’est une très forte eau-de-vie polonaise, la fameuse eau-de-vie de cumin. Je vide mon verre d’un seul trait. Pour les dernières heures du quatrième mois du Sonderkommando, ce n’est certes pas un élixir de longue vie, mais c’est un excellent remède contre la peur de la mort.
Mes compagnons m’exposent d’une façon détaillée notre situation. Suivant les indices et les informations reçues, la liquidation du Sonderkommando ne doit avoir lieu que le lendemain ou peut-être même le surlendemain. Mais toutes dispositions ont été prises pour que les huit cent soixante hommes du Sonderkommando tentent cette nuit une sortie par assaut. Direction à prendre : la boucle de la Vistule, distante de deux kilomètres qui, maintenant en automne, est très basse et peut être facilement traversée à gué. À huit kilomètres de la Vistule, s’étendent de vastes forêts. Là nous pouvons vivre pendant des semaines, voire des mois, en sécurité. D’ailleurs, nous y rencontrerons probablement des partisans.
Les armes sont en nombre suffisant. Il est arrivé ces derniers jours, en provenance des usines Union d’Auschwitz – usines de munitions qui emploient les prisonnières juives de Pologne – un envoi qui se compose d’une centaine de boîtes d’écrasite à grand pouvoir explosif. Les Allemands les utilisent pour faire sauter les voies ferrées. En outre, nous disposons de cinq mitraillettes et de vingt grenades à main. Ceci devrait être suffisant pour la réalisation de nos projets, car, agissant par surprise, les S.S. dans leur dortoir, nous
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