Les murailles de feu
j’avais perdu Dienekès de vue. Je ne reconnaissais plus les pelotons et ne savais même plus où se trouvait mon poste. Je ne savais plus depuis combien de temps nous nous battions. J’avais deux lances de rechange attachées à mon dos, avec leurs pointes serrées dans un sachet de cuir, de telle sorte que, si je tombais, elles ne fissent pas de mal à mes camarades ; il en allait de même pour tous les servants.
On reconnaissait le bruit des lances mèdes qui craquaient et se cassaient contre les boucliers spartiates, et qui était différent de celui des lances spartiates de huit pieds. Je cherchai désespérément Dienekès pour lui donner mes lances de rechange. Mais, dans le chaos, l’arrière-garde Spartiate fléchissait sous le recul des premières lignes, enfoncées par la masse humaine des Mèdes ; il me fallait oublier mon maître et servir où je pourrais.
Je m’élançai là où la ligne était le plus mince, trois rangs seulement, qui menaçaient de ployer et puis de se débander. Un Spartiate tomba sur le dos, en plein massacre, et un Mède lui trancha la tête d’un coup de sabre. La tête roula dans la poussière avec son casque, tandis que la cervelle se répandait, blanche et affreuse. La tête se perdit dans le tumulte des jambes nues ou chaussées qui martelaient le sol. Le meurtrier poussa un cri de triomphe et leva son sabre vers le ciel. Un bref instant plus tard, la lance d’un guerrier à cape rouge le transperça de part en part. Un Mède s’évanouit de terreur. Le Spartiate essaya de retirer sa lance et, n’y parvenant pas, écrasa son pied sur le ventre de l’ennemi encore vivant et cassa la lance en deux. Je ne sus jamais qui était ce héros.
— Une lance ! hurla quelqu’un derrière moi.
Il reculait pour obtenir une arme de rechange, n’importe quoi à tenir en main.
Je libérai les deux bois que je tenais sur le dos et les tendis par le pied à ce combattant inconnu. Il en saisit une et en enfonça la queue dans la poitrine d’un Mède. La poignée de son bouclier avait cédé ou bien elle avait été coupée et le bouclier lui-même était tombé. Il n’y avait même pas assez d’espace pour le relever. Deux Mèdes s’élancèrent contre le Spartiate, leurs lances à l’horizontale, mais ils se heurtèrent au bouclier d’un autre Spartiate, le compagnon du premier, accouru pour prendre sa défense. Les deux lances mèdes se cassèrent sur le bronze et le chêne du bouclier. Emportés par leur élan, les deux Mèdes se trouvèrent aux prises avec le premier Spartiate. Il enfonça son épée dans le ventre de l’un et dans le crâne de l’autre jusqu’à la garde, au-dessus des yeux. Je vis le Mède se couvrir le visage de ses mains, horrifié, tandis que le sang giclait d’entre ses doigts. Le Spartiate s’empara alors de son bouclier et s’en servit comme d’un hachoir ; il en appuya le bord sur la gorge de son ennemi avec une telle force qu’il le décapita presque.
— Reformez-vous ! Reformez-vous ! cria un officier.
Je fus poussé par derrière. En un instant, d’autres Spartiates déboulèrent pour renforcer le front aminci et menacé de rupture. On se battit en désordre, avec une bravoure saisissante. En quelques instants, une situation qui avait failli tourner à la catastrophe fut inversée. Renforcé par la discipline des nouveaux arrivants, le front se transforma en un centre de résistance, assurant ainsi l’avantage. Quel que fût leur rang, tous les hommes en première ligne assumèrent le rôle d’officiers. Les rangs se resserrèrent, les boucliers se rejoignirent bord à bord. Un mur de bronze se dressa devant les combattants, offrant à ceux de l’arrière le précieux délai nécessaire pour se reformer et constituer un deuxième, un troisième et un quatrième rang. Là, ils allaient pouvoir assumer les rôles de ces rangs.
Rien n’enflamme plus le cœur d’un guerrier que de passer de lui-même de la déroute à la maîtrise de soi. Un instant, lui et ses camarades semblaient près de la panique et, l’instant suivant, il retrouve en lui la discipline et la présence d’esprit. Non, il ne cédera ni à la panique, ni au désespoir. Il exécutera ces actes ordinaires dont Dienekès disait qu’ils constituent l’accomplissement suprême du guerrier ; il se conformera à la routine dans des circonstances extraordinaires. Et il ne le fera pas pour lui-même, comme Achille et les champions solitaires de la
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