Les murailles de feu
auxquels il faut ajouter deux mille hommes des forces combinées d’Orchomène et du reste de l’Arcadie, de Corinthe, de Phlionte et de Mycènes, sept cents hommes de Thespies et quatre cents de Thèbes. Quand tous ces hommes arrivèrent à Locres d’Opontide, à moins de cent stades des Portes de Feu, où devaient les rejoindre mille hommes de Phocide et de Locres, ils trouvèrent le pays entièrement déserté.
Il n’y restait plus que quelques garçons et jeunes hommes du voisinage, occupés à piller les maisons abandonnées et à mettre la main sur les caches de vin. À la vue des Spartiates, ils prirent leurs jambes à leur cou, mais les éclaireurs les rattrapèrent. Ces pillards boutonneux déclarèrent donc que l’armée et le peuple de Locres s’étaient réfugiés dans les collines, tandis que leurs chefs couraient au nord, à la rencontre des Perses, aussi vite que leurs quilles en fuseaux leur permettaient d’aller. En fait, rapportèrent les pillards, les chefs avaient capitulé.
Léonidas se mit en colère. Après un interrogatoire expéditif et quelque peu musclé, il se révéla que les Locriens d’Opontide s’étaient trompés sur le jour où ils devaient rejoindre les forces alliées. Apparemment le mois de Karnéios s’appelle Lemendieon à Locres et il commence à la pleine lune et non à la nouvelle. Les Locriens attendaient donc les Spartiates deux jours plus tôt et, ne les voyant pas arriver, ils en avaient conclu qu’on les avait laissés en plan. Ils avaient donc déguerpi en poussant des jurons et des cris de malédiction. La rumeur avait gagné la Phocide, où se trouvent les Portes, et dont les habitants tremblaient déjà de peur à la perspective d’être envahis par les Perses ; et ceux-ci avaient également pris la clef des champs.
Tout le long de sa marche vers le nord, la colonne alliée avait rencontré des tribus campagnardes et des villageois qui s’enfuyaient vers le sud sur la route militaire ou du moins ce qui était devenu la route militaire. Des bandes dépenaillées couraient pour échapper aux Perses, emportant leurs misérables biens sur le dos ou sur la tête, dans des ballots improvisés faits de couvertures ou de manteaux. Des cultivateurs hâves poussaient des brouettes dans lesquelles se trouvaient plus souvent des êtres vivants que des objets, des enfants dont les jambes dépassaient des bords ou des vieillards perclus. Quelques-uns possédaient des chariots ou des ânes. Animaux familiers et bétail trottaient avec les autres, chiens efflanqués guettant une pitance et cochons moroses qui semblaient savoir qu’avant longtemps ils serviraient de souper. La plus grande partie des réfugiés était constituée de femmes, qui allaient pieds nus, les sandales accrochées sur l’épaule pour épargner les semelles.
Quand les femmes aperçurent la colonne alliée qui avançait, elles quittèrent la route, épouvantées, escaladant les collines tout en tirant leurs enfants et en éparpillant leurs affaires dans leur fuite. Puis elles finissaient par comprendre que ceux qu’elles fuyaient étaient leurs propres compatriotes. Elles passaient alors de la panique à l’extase, dévalaient les collines rocailleuses et se jetaient sur la colonne, les unes médusées, les autres laissant couler leurs larmes sur leurs visages poudrés de la poussière des routes. Des grands-mères se pressaient pour baiser les mains des jeunes gens, des fermières se jetaient au cou des guerriers, les embrassant dans des élans à la fois poignants et absurdes.
— Êtes-vous spartiates ? demandèrent-elles aux fantassins brunis par le soleil, Tégéates, Mycéniens, Corinthiens, Thébains, Phliontes et Arcadiens, et beaucoup d’entre ceux-ci mentaient et répondaient qu’ils l’étaient. Quand les femmes apprirent que Léonidas lui-même dirigeait la colonne, plusieurs d’entre elles refusèrent de le croire, tant elles avaient été habituées à la trahison et à l’abandon. On leur indiqua donc le roi et le corps des cavaliers qui l’entourait, et elles cédèrent à l’émotion ; elles se couvrirent le visage des mains et se laissèrent tomber au bord de la route, gagnées par le soulagement.
Des scènes pareilles se répétaient huit, dix, douze fois par jour ; elles suscitèrent chez les Alliés une détermination farouche : il fallait à tout prix se hâter, atteindre et fortifier le défilé avant l’arrivée de l’ennemi. Sans qu’on leur en eût
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