Les noces de fer
paupières chassieuses, purulentes, ne regardaient ni les sangsues ni les petites plaies en triangle qu’elles laissaient sur sa chair, mais les chiens qui parfois flairaient le sol autour de lui. Il semblait les craindre. L’avaient-ils déjà mordu ? Quel forfait lui reprochait Droon de la Croixille ? De quoi s’étaient rendus coupables les deux autres ? À nouveau, plus fortement que la première fois, Ogier sentit sur sa dextre la pression de la main de Blandine. Il vit luire une perle sur sa joue. Elle baissait la tête et ses lèvres tremblaient.
— Quel préjudice ces hommes ont-ils commis envers votre seigneur ?
Le Robert s’ébaudit. Il regarda Blandine et cette frayeur, cet écœurement, ces pleurs de femme le réjouirent davantage :
— L’Yves a donné une jouée [140] au baron parce que messire Droon voulait honorer sa sœur… La pucelle a fui pendant ce temps-là et on ne l’a pas retrouvée.
— Les autres ? demanda Tinchebraye.
Il avait pu placer son poignard sur le devant de sa ceinture sans qu’aucun des soudoyers ne s’en fût aperçu. Delaunay en avait fait autant. Joubert semblait fin prêt à manier l’épée.
— Les deux autres ? dit Grégoire. Ils sont frères. Ils chevauchaient l’un son mulet, l’autre sa jument et sont passés céans il y a trois semaines… Messire Droon était avec nous, vêtu en manant… C’est lui qui leur a demandé le péage… Oh ! ils ont accepté, mais cette maudite haquenée, d’une ruade, a tué un des veautres [141] du baron qui la flairait d’un peu trop près… Elle a été jugée après un bon procès par le chapelain et messire Droon… On l’a mise elle aussi aux sangsues… Plus longtemps que ces trois-là… Si elle vit jusqu’à dimanche, ce sera par grâce du ciel !
— Où est-elle ?
Ogier se reprocha cette question lourde d’un courroux qu’il ne maîtrisait plus. Sentant poindre la menace, Robert cessa de rire, lança ses bourses au Grégoire et enfonça son épée dans son fourreau de bois noir orné de viroles de cuivre : il trouvait délicieuse à son orgueil l’attente d’une échauffourée où ses compagnons et lui obtiendraient l’avantage. De la pointe de sa guisarme, il désigna un endroit :
— La bête est là-bas, allongée comme une grande dame qui se pâme !
Debout, une main serrée sur le cintre de fer soutenant le prélart de la charrette, Ogier regarda, au-delà d’un taillis. Une haquenée blanche qui lui rappela Roxelane, la jument de Tancrède, gisait sur le flanc, époumonée d’horreur et de souffrance. Le rire du Robert et de ses compagnons l’empêcha de méditer longtemps sur la cruauté de ces cinq larrons :
— Les premiers jours, commenta le péager, elle résistait, la charogne, avant d’entrer dans l’étang… Fallait l’y obliger au fouet, l’aiguillonner à l’épée…
Un frémissement de Blandine émut Ogier tout en aggravant sa colère. Comme lui, elle imaginait cette bête choyée, ménagée avant de s’être fourvoyée avec son maître sur ces terres ; comme lui, elle voyait la noble bête épouvantée livrée aux excès de ces hommes ; comme lui, elle voyait l’eau glauque agitée par les ruades et celles-ci attirant les sangsues toujours plus nombreuses et goulues ; comme lui, elle imaginait les muscles plombés et roidis par la froidure liquide, les jambes qui se chargeaient d’un fardeau de viscosités grouillantes et, quand l’animal risquait de choir dans la fange, son retrait, aussi pénible, sinon plus, que l’avait été son avancée.
— Reste quiète, ma douce… Il me faut voir cette jument de près.
Ogier savait que sa curiosité enchanterait Robert, Grégoire et les autres. Il voulait ignorer les prisonniers. Un geste de l’un d’eux pouvait tout compromettre. Il voulut rassurer Blandine en la baisant sur la joue ; il ne fit qu’exciter le courroux de l’archer :
— Holà, vous voulez pas un lit ?
— Tinchebraye, Bazire, Joubert, veuillez garder mon épouse.
Lehubie avait disparu. « Enfin, une bonne chose ! » Gardic et Delaunay semblaient prêts à se battre, moins pour châtier les malandrins de leurs excès que pour récupérer leurs bourses.
Rassuré, Ogier marcha vers la jument et feignit de se gratter la poitrine et le ventre. Ainsi parvint-il à déplacer sa ceinture et amener son poignard à l’emplacement du nombril.
« Je ne peux pas me permettre une erreur… Le Robert a sa guisarme : il
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