Les noces de fer
d’un sourire puis, s’adressant à Tinchebraye :
— Tu vas t’occuper de ces trois-là !
— Qu’est-ce qu’il va nous faire ? interrogea l’archer sans paraître s’émouvoir.
Il regardait ses chiens, quiets et indifférents. Une corde retenait chacun d’eux à un ormeau près duquel penchait un sac de bure contenant sans doute les victuailles amenées par lui-même ou ses compagnons. Il portait sur son visage arrogant et dur toutes les marques de la cruauté : front bas, yeux noirs chargés de malice et de haine, bouche large et mince dont un coin se soulevait comme pour cracher ; joues creuses, pelues. L’odeur qu’il dégageait à travers son haubergeon dominait celle de l’étang.
— Tire ton poignard, Tinchebraye.
— Pourquoi ? dit l’archer.
Il riait, s’évertuant à dominer une frayeur naissante.
— Je pense, dit Ogier impassible, que c’est bien votre tour de goûter aux sangsues…
— C’est plutôt à elles, messire de goûter à ces larrons !
Les malandrins bronchèrent et le Robert s’exclama :
— Non ! On n’a pas mérité ça !
La gorge sèche, les yeux brûlants, un léger sourire aux lèvres, Ogier oubliait sa malaventure. Le péager le regardait ardemment, doutant peut-être encore de la punition qui lui serait infligée.
— On vous a pourtant rien fait à vous ! protesta le Grégoire. Allons, messire, montrez-vous courtois… Tel que vous êtes… Voyez les trois gars que nous devions garder… Ils nous en veulent moins que vous… Et pourtant…
Ybert, Yves et Bernier, aidés par Joubert et Lehubie, approchaient la jument du chariot. Elle chancelait sur ses jambes, secouait parfois sa tête aux yeux exorbités, craignant peut-être, bien que soutenue par des mains amies, de revenir dans l’eau. Sur le banc, les rênes en main pour retenir le limonier, Blandine reprenait vie.
— Messire ! Messire ! insista le Grégoire. Tenez, prenez-nous avec vous… Sans solde pour six mois… Nous vous servirons…
La peur des succions le rendait humble, suppliant. Écœuré, Tinchebraye saisit un des tonnelets à sangsues, s’approcha de la rive et le jeta dans l’eau.
— Ces malandrins m’écœurent, messire, dit-il en se frottant les mains. Je leur ai fourni un supplément de vers… Voulez-vous jeter l’autre ? Non… Adonc, je le fais !
Il dégaina son perce-mailles et s’approcha, rieur et menaçant, du Grégoire :
— Avance !
L’arbalétrier voulut résister ; une piqûre à la hanche l’en dissuada. Il pleurnicha : « Non ! Non ! » tandis que le Robert riait, refusant de croire à l’imminence d’un châtiment dont Ogier décida de confier le soin à ses compagnons. Quant à l’archer, il remuait sans cesse dans l’espérance de desserrer des liens pourtant solides. Personne ne l’avait encore traité ainsi ! À ses grondements se mêlaient les grognements des chiens : ces bêtes qui jamais n’avaient connu l’attache commençaient à montrer leur mécontentement.
Tinchebraye atteignit la rive. Après s’être assuré que Blandine ne les apercevait pas, il dénuda l’arbalétrier en quelques coups de lame puis le fit tomber d’un croc-en-jambe.
— Joubert !
Le pennoncier accourut.
— Ôte-lui ses heuses et pique-lui les jarrets, que le sang coule !
— Non ! hurla Grégoire tandis que sur le chariot où la jument venait d’être hissée, Blandine se bouchait les oreilles.
Et déjà, remis sur ses pieds par Tinchebraye et son compère, transi de froid et de frayeur, ses mains serrées dans le dos, le captif tentait de reculer loin de cet étang sur lequel les gouttes d’une averse légère ébauchaient des cercles que le vent effaçait d’un souffle.
— Avance !… Tu t’es trop desrisé [144] de la male peur des autres pour ne pas la connaître à ton tour !
Comme l’homme essayait de s’enfuir, excitant la joie du Robert, la pique de la guisarme de Bazire s’enfonça dans une de ses fesses ; il hurla et, menacé d’être à nouveau percé, dut entrer dans l’eau et y avancer, car protégé par des heuses solides, Bazire le suivait, lui picotant le séant de sa lame.
Ybert, Yves et Bernier s’approchèrent, silencieux. Quand leur tourmenteur, de l’eau jusqu’aux genoux, tressaillit, Yves dit simplement :
— La première…
— Plus loin ! hurla Tinchebraye. As-tu froid ? As-tu peur ?
Il se tourna vers Ogier :
— Messire, partez avec votre épouse…
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