Les noces de fer
Attendez-nous à cent toises d’ici… Nous allons châtier ces malandrins en hâte… ce que je regrette, car j’aurais bien voulu les voir danser là-dedans une journée. Je vous rends grâce de nous les laisser !
Seul un pli à ses lèvres laissait deviner en lui un ressentiment et une fureur que même, face à un homme aguerri comme lui, Tinchebraye se refusait à trahir.
— Fais à ta volonté, compagnon, mais ne tardez pas à nous rejoindre car mon épouse est apeurée…
Ogier revint s’asseoir auprès de Blandine, saisit les rênes sur ses genoux et, sans même la regarder :
— Hue, bon cheval !… Tu n’iras pas à Troyes… Et moi non plus !
Le limonier aussitôt avança sans paraître s’apercevoir du poids de la jument. Blandine se laissa aller contre le dossier de la banquette :
— Que vont-ils leur faire ?
Ogier se détourna : nus, enfoncés dans l’étang jusqu’aux cuisses, les soudoyers du baron de la Croixille suppliaient leurs vainqueurs de les tirer de l’eau. Épaulant son arbalète, Gardic ajustait soigneusement le péager. Sous le coup qui lui brisait la hanche, le Robert tombait en hurlant. « Il sait qu’il va avoir des vorants partout ! » Blandine avait frissonné :
— Qui était-ce ?
Elle parlait au passé ; elle savait.
— Ma douce, cette affreuse gent ne mérite aucun pardon… Je ne suis pas sûr que ces marauds nous auraient laissés poursuivre notre chemin… Nous aurions pris un bain – toi aussi peut-être – si je n’avais mis à profit l’affaire de la jument.
— Pauvre bête… Je n’ose la regarder…
Ogier immobilisa le limonier en un lieu large et solide :
— L’homme est mauvais… Quelque méfait que les Teutoniques aient commis à mon seul détriment, je les plains d’avoir eu la fin que ces malandrins leur ont réservée !
— Ne peux-tu me dire ce que tu emmenais et ce que tu voulais en faire ?
— Non… Parce que tu ne croirais rien de ce que je te dirais…
Bien qu’il se fût montré formel, il sentit que Blandine le relancerait. Il regarda le ciel à travers les ramures comme s’il espérait y découvrir un signe, une promesse de paix intérieure. Alors qu’il devait donner à son épouse une forte impression de maîtrise, il se sentait fragile et comme en état de péché : « J’ai failli à la parole donnée ! » Mais n’était-ce pas la volonté divine qu’il eût échoué dans son entreprise et que les Teutoniques eussent payé de leur vie une roberie [145] sans égale ?
Ogier prit sa femme par l’épaule et la baisa au front, au coin des lèvres, avec une gravité qui s’accordait à celle de Blandine. Puis il se détourna : couchée tant bien que mal sur le flanc, la jument semblait sommeiller. Des frissons couraient sur son corps ; de brefs tremblements agitaient ses jambes. Son souffle semblait plus fort. Son sang perlait çà et là par les petites plaies en triangle ; sa queue, parfois, fouettait mollement sa cuisse.
— Vivra-t-elle ? demanda Blandine.
— Il se peut… Oui elle vivra…
— Tu es bon.
Il s’en défendit mollement :
— Je ne sais… Cette jument me rappelle Roxelane, celle que montait ma cousine Tancrède.
— C’est pour cela que tu t’es apitoyé sur son sort !
Ce n’était pas une question mais une certitude énoncée d’une voix forte, donc l’expression d’une sorte de jalousie. Tout en sachant que si la jument avait été noire, pommelée, balzane ou mouchetée, il l’eût pareillement prise en pitié, Ogier répondit :
— Il se peut, ma douce.
Le « ma douce » lui coûtait pour la première fois.
— Roxelane était belle, Marchegai en était épris…
Se soulevant un peu, il vit que son destrier les avait suivis, puis, considérant Blandine, il s’aperçut qu’elle riait.
— Crois-tu vraiment qu’un roncin peut s’éprendre d’une jument, un chien d’une chienne, un sanglier d’une laie ?
— Pourquoi non ?… Les sentiments ne sont pas dévolus qu’aux seuls êtres humains… Mon chien m’aime, j’en suis sûr, et je lui suis attaché autant qu’il l’est à ma personne… J’aurais, souvent, plus d’amitié pour une bête que pour un homme… et même une femme !
Blandine parut contempler ses mains décloses, sur son giron froissé ; Ogier les effleura de sa paume.
— Cette Tancrède est belle ?
— Ne laisse pas courir ton esprit…
— Tu ne me fournis pas de réponse.
Que
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