Les noces de fer
plaine !… C’en est fini des arbres et de la glu… Des eaux mortes et des sangsues… Veillantif ? C’était le destrier de Blanquefort, le sénéchal de mon oncle… Thierry en avait hérité… Veillantif est mort au pont de Poissy quand Northampton a conduit la menée des Goddons… Depuis longtemps, il avait perdu un œil. Il était hardi et loyal…
— Tu en parles comme tu parlerais d’un homme !… Les Berland ne parlaient pas ainsi de leurs chevaux.
À l’étonnement de Blandine se mêlait un acerbe mépris pour ces Berland dont elle avait souffert peut-être plus qu’elle ne l’avait avoué. Ogier, de son bras, lui enveloppa les épaules et, du menton, lui montrant Marchegai :
— Lui et moi sommes amis… La mort de Veillantif m’a fait mal. En perdant celui-là j’aurais plus mal encore… À en pleurer.
Blandine, songeuse, regarda le ciel où la nuit poussait des avant-gardes noires. À combien de lieues se trouvaient-ils de Fougères ? Se retournant, Ogier vit deux yeux d’ambre doux qui l’observaient. Il effleura d’un doigt le chanfrein de la jument tout en se demandant si elle survivrait à ses épreuves. Pour le moment, elle semblait mieux, ou du moins, si son état restait le même, la confiance à nouveau l’habitait.
« Et ma confiance ? Qu’en ai-je fait ? Il me semble que je n’en ai plus !… Et d’ailleurs, confiance en quoi ou en qui ? »
— Serre-moi de nouveau, dit Blandine. J’ai froid.
Était-ce la seule raison ?
— Je souhaite à cette jument de guérir… Dommage que Sirvin soit si loin !
— Tu devrais l’oublier… C’est à cause de lui que par deux fois nous avons failli trépasser !… J’aimerais pouvoir me dire que nous sommes au bout de nos peines…
— Et moi donc !
Dans trois jours, ils arriveraient à Gratot. En quel état trouverait-il son père ? Comment serait-il accoutré ? Il lui avait laissé suffisamment d’écus pour acquérir des pourvéances [148] et des vêtements. Il fallait qu’il combattît désormais cette inclination au laisser-aller, au laisser-faire : le vieillard avait trop accepté son opprobre et sa pauvreté. Certes, il y avait un légitime désespoir dans cet abandon de soi-même à l’adversité, mais aussi un pernicieux orgueil, une complaisance insensée dans cette façon de s’humilier en s’affublant de hardes qu’un goujat eût refusées.
« Si Blandine le voit tel que je l’ai trouvé à chacun de mes retours, elle le prendra pour un huron… et nous tous avec lui ! »
Méditant davantage – il en avait le temps –, Ogier convint que cette acceptation de la pire médiocrité, ce renoncement à son rang avaient dû parfois satisfaire son père. Outre que souffrir était un sûr moyen de mériter sa place au ciel, c’était aussi la meilleure façon de conserver le souvenir de l’iniquité royale. Or, le malheur s’était évaporé, la clémence – obligatoire – du roi avait guéri tous les ulcères, et même s’il devait en subsister des traces, les Argouges renaissaient ou du moins se créaient une nouvelle vie. Il se pouvait même qu’Aude fut enceinte car Thierry devait…
Bon sang ! Qu’allait-il penser ! Plutôt qu’imaginer Thierry jouant des reins et sa sœur aussi nue que Mélusine au bain, les yeux brillants, la bouche déclose et le souffle vif, que ne se souvenait-il de Blandine !… Blandine non pas serrée frileusement contre lui comme maintenant, mais nue, elle aussi, claire comme une fleur dans les ténèbres enfiévrées de leurs ardeurs… Blandine moite, ondoyante de félicités… Ah ! ces nuits traversées du bruissement des draps, des souffles et des soupirs, des craquements du lit, lesquels, parfois, les immobilisaient et leur tiraient un rire… Elle l’aimait. Elle l’aimait comme il avait souhaité qu’elle l’aimât, et bien qu’il la connût désormais tout entière, il lui semblait ne rien savoir d’elle, de ses qualités et défauts.
« … car hélas », songea-t-il, « nul n’est parfait. Je suis un rustique, elle ne s’en aperçoit pas encore ou refuse de s’en apercevoir, mais il se peut que… »
— Te voilà loin de moi, mon époux, reprocha une voix soupirante.
— Oh ! non… Ne te fie point aux apparences.
Il souriait, considérant ce regard anxieux, cette bouche qu’il effleura de la sienne sans étancher la soif de connaissance et de vérité qui, d’un coup, lui labourait les
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