Les noces de fer
pas avec ni auprès, mais là-bas !
— Il pue.
— C’est faux.
Ogier perçut un soupir de dépit. Il ne s’en troubla pas.
— Alors, quand nous ferons… ça… il sera là, nous épiant dans le noir…
Elle marquait un point. Ce serait gênant au début, surtout pour elle… Bien qu’il fît assez sombre – la chandelle allait expirer –, Ogier vit s’empourprer les joues de son épouse. Elle le considérait avec une extrême arrogance, et pourtant sa bouche, ses yeux conservaient il ne savait quoi d’enfantin. Ces lèvres si belles, ce regard d’une innocence miraculeuse, voilà ce qui l’avait tout d’abord enchanté…
— Cette riote [196] est indigne de nous.
Un repentir le prit, si douloureux qu’il eut envie, pour cette nuit seulement, de renvoyer Saladin. Or, d’un geste inattendu, Blandine tirait des deux mains sur le col de sa chemise, sachant bien qu’ainsi, elle la déchirerait – ce qu’elle fit de haut en bas, avec un plaisir évident avant de s’enfouir dans le lit jusqu’au front.
— Tu es courroucée, je le suis aussi… Que dira Aude en voyant ce vêtement ainsi despiécé ?… Elle va me prendre pour un violeur et m’en réclamer le prix !
Il riait, refoulant mal sa fureur. Blandine l’écoutait-elle ? Aurait-il dû renoncer à la présence de son chien ? Il contourna le lit et se mit dans les draps. Sa hanche toucha celle de son épouse qui, aussitôt, s’éloigna. Il n’y avait plus d’amour entre eux, ce soir, et il ne pouvait dominer le regret de plus en plus ferme, hélas ! et acéré, de son ancienne solitude.
Ce n’était pas ainsi qu’il avait imaginé sa première nuit à Gratot. Il croyait avoir appris l’essentiel du caractère de Blandine et se découvrait ignorant et bafoué. Certes, il concevait son attitude envers Saladin. Elle lui semblait pourtant aussi pénible à supporter qu’une irrévérence infligée à lui-même, et d’autant plus intolérable qu’elle était imméritée. Dans l’éclair indigné des prunelles de Blandine après qu’il eut ouvert la porte au chien, il avait entrevu quelque chose de pis que de la rancune. Un sentiment pesant, mystérieux et fulgurant qui la rendait méconnaissable.
« Quoi ? » s’interrogea-t-il en n’osant sonder cette sensation de péril et d’angoisse jusqu’alors inconnue.
Il se refusait à bouger. Il devinait son épouse en grand état d’enfièvrement, les lèvres pincées, les yeux ouverts, la poitrine gorgée de soupirs exaspérés dont elle n’osait se soulager.
Comme lui.
Tout se taisait autour d’eux. Saladin lui-même demeurait immobile, savourant à coup sûr sa bonne chance d’avoir été accepté comme avant. Or, rien, à Gratot, ne serait plus comme avant pour personne.
Roulant sur le flanc, face au mur, Ogier grommela :
— Tu dois me prendre maintenant pour un huron.
— Un peu, oui.
Il ne se méprit pas : le ton sec et tranchant signifiait beaucoup.
DEUXIÈME PARTIE LA VIE DE CHÂTEAU
I
Un matin de nacre et de pourpre. Le soleil dont les feux illuminaient les douves, la floraison des brumes denses et neigeuses sur les terres, les cris brefs et les vols amollis des oiseaux n’appartenaient plus à l’automne. Saladin le savait : il frémissait et frongniait [197] , une haleine fumeuse à l’entour du museau. Cet air poivré, ce givre saupoudrant les fleurs sur les deux tombes, cette vaporeuse et rougeoyante paix où froidissait le vent d’est l’incitaient, pour se réchauffer, à vaguer dans les forêts et les brandes, dût-il en revenir trempé des babines à la queue. Ogier l’observa, jappant et gémissant auprès de ses heuses qu’il mordillait parfois : le chien l’invitait à sortir, non pour courre quelque bête mais dans l’intention d’errer sans autre plaisir qu’être ensemble.
Pour épurer son corps et son esprit, c’était à pied – tant pis pour Marchegai ! – qu’il devait parcourir sa chevance [198] . Il en percevrait d’autant mieux les dimensions et la valeur que la vue portait loin maintenant que les arbres avaient perdu leurs feuilles.
Il bâilla, s’étira et frotta ses paupières. Mauvaise nuit. Blandine avait dormi d’un sommeil tout simple, appuyée sans arrêt sur le ventre et les seins comme pour les protéger d’atteintes outrageantes tandis qu’il demeurait les yeux ouverts à dominer non sans fureur ce besoin pourtant légitime de l’enlacer. Le souvenir de ses soupirs, de ses
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