Les noces de fer
voyaient entrer et sortir des boutiques tout en veillant sur Hautemise et Marchegai, désapprouvaient sûrement ces excès. Lui, le mari prodigue, s’émouvait d’acheter à ces commerçants qui, pendant cinq ans, avaient dû eux aussi mépriser les Argouges.
— Pourquoi verra-t- on ? Si l’hiver est froid, il me faudra ce pelisson.
Ogier croisa les bras et serra les poings sous ses aisselles. « Non », fut-il tenté de dire. Il avait tant puisé dans sa maigre fortune qu’en songeant tout à coup à ce qu’il en restait, un ruisselet de sueur poissait son dos. Il devait approvender ses soudoyers en sagettes et carreaux, et bien qu’il trouvât ces derniers superflus en raison de son mépris pour l’arbalète, ses Génois n’eussent pas compris qu’il les privât de munitions. Jamais ils n’échangeraient leur arme contre un arc. « Si je peux, au printemps, guerroyer en Bretagne avec ou sans Thierry et ses hommes, il me faut avoir de quoi ! » Or, une gerbe de sagettes barbelées coûtait 14 deniers, une gerbe de sagettes simples 12, et un carquois de carreaux, 20. Il y avait aussi trois arcs à changer : ceux de Le Guevel, Bazire et Delaunay dont le frêne mollissait. Ils faisaient d’ailleurs en sorte de manquer quelquefois les bersails et imputaient à grands cris leur fausse inhabileté à la faiblesse de leur arme. Or, un arc de bois blanc valait 12 sous tournois, un arc de frêne peint – était-ce bien du frêne ? – 18, et c’étaient là les plus communs. Le bon bois d’if devenait hors de prix du fait de sa rareté ; les Anglais eux-mêmes l’importaient d’Espagne, les Espagnols consentant d’ailleurs à leur en vendre à condition qu’ils achetassent leur vin. Le bon frêne et l’orme soigneusement travaillés devenaient chers : 22 deniers.
— À quoi penses-tu ? s’inquiéta Blandine.
— Tu vas soupirer et lever les yeux aux poutres : je pensais aux sagettes, viretons et matras [213] dont mes hommes ont besoin… Depuis belle heurette, le roi Édouard a prohibé tout autre jeu que le tir à l’arc en son royaume afin d’avoir une archerie parfaite. S’il fait tout pour disposer d’une armée puissante, Philippe nous affaiblit en nous appauvrissant : Thierry m’a appris qu’il va imposer un tribut sur les cordes des arcs [214] …
— Ne pourrais-tu cesser de penser à la guerre ?
— Je pense moins à la guerre qu’à cette maltôte injurieuse [215] … et à ton pelisson fourré.
Afin de l’obtenir, elle consentirait à une nuit d’amour. Ou plutôt, elle était prête à anticiper sa gratitude, ce qui, de toute façon, s’appelait payer de sa personne. Cette pelisse valait plus qu’une douzaine d’arcs et leur gerbe de flèches. À ce prix-là, au bordeau de la rue des Armoises, à Saint-Lô, il eût pu s’offrir moult journées de délices.
— Pourquoi t’ébaudis-tu ?
— S’il te déplaît souvent de frayer en ce lit, tu ne répugnes pas à frayer en boutique [216] .
Il riait, certes, mais c’était moins par satisfaction d’avoir trouvé cette formule que pour dissimuler son mésaise : entre elle et lui, désormais, l’indigence – ou presque – allait creuser un fossé que pour sa part, quelque bon et accommodant qu’il se crût, il devinait infranchissable. Si Blandine avait pensé qu’il se merveillait de son goût des onéreuses parures, elle s’était méprise. Sans l’approuver ni le condamner, il l’avait satisfait dans la mesure de ses moyens en se disant que pour rehausser leur beauté, toutes les femmes étaient enclines aux dépenses déraisonnables. Elle refuserait de comprendre qu’il fût contraint de la priver de cette sorte de jouissance tout en voulant qu’elle continuât de lui en accorder d’autres.
« Elle ne bronchait pas avec les Berland, j’en jurerais !… Me suis-je montré trop tendre envers elle ? »
Maussade, d’autant plus qu’il s’était répondu par l’affirmative, il imagina Joubert confiant à Bazire, Le Guevel et Delaunay : « Il a point d’écus pour vos arcs et sagettes, mais si vous saviez tout ce qu’il débourse pour elle !… Pas vrai, Tinchebraye ? » Et celui qu’ils nommaient le Grand d’approuver en silence.
— On verra, chuchota-t-il sans que Blandine se fut courroucée de sa repartie. Je sais tout ce à quoi tu consentirais pour endosser cette pelisse… Tiens : si je te proposais par ce temps affreux de nous rendre à Coutances pour
Weitere Kostenlose Bücher