Les noces de fer
l’acquérir, tu ferais seller Hautemise sans craindre qu’elle attrape mal ou se rompe une jambe en glissant… Mais je te l’ai bien dit avant de t’épouser : les Argouges, présentement, n’ont pour richesses vraies que ce châtelet et les terres à l’entour… Le trésor de mon père est à sa semblance : épuisé… Je ne veux emprunter à quiconque ni pour satisfaire mes hommes ni pour te satisfaire…
— Car tes hommes passent avant moi !
Plein d’écus, il lui eût offert cette pelisse. Même fourrée de menu-vair ou d’hermine. Mais à quoi bon rêver. N’avait-il pas déjà trop rêvé pour Blandine ?
— Dans ton Poitou dépourvu d’hivers rudes, combien le chevalier Berland et son épouse t’achetaient-ils, chaque année, de manteaux, pelissons et pelisses ?
Toujours ce silence nullement hostile, du moins apparemment.
Lorsqu’il lui avait offert les présents auxquels il venait de penser, il l’avait crue heureuse, et même rassasiée pour longtemps.
— Pense au prochain printemps, dit-il. Avec les étoffes des frères Birot, tu vas pouvoir te faire préparer des robes que toutes les femmes t’envieront !
Pas un mot. « Voudra-t-elle autre chose ?… Quoi, Seigneur ? Quels besoins devrai-je satisfaire ? » Il n’avait jamais éprouvé cette peur exaspérante. « Jamais ! » Le sentiment qu’il serait pris de loin en loin dans des rets imprévisibles l’irritait, mais il voulait à toute force et non pas à tout prix, demeurer quiet, et, somme toute, heureux de cette quiétude.
— Tu m’aimes moins, dit enfin Blandine en se rasseyant sur son banc à traire, face au feu. Si tu m’aimais comme à Chauvigny et Poitiers, tu parlerais autrement.
Et voilà : c’était là toute sa rhétorique, assortie d’un soupir et d’un tremblement de larme entre deux cils.
— Et tu es chevalier !
Il s’étonna de cette sortie où perçait, sous la lamentation, une pointe d’effronterie. Les mains en coque sur les genoux, Blandine semblait admirer la même flamme que lui : un grand lambeau de pourpre et d’or où tressaillait de haut en bas une lueur verte veinée de bleu.
— Oui, je suis chevalier. J’ai mérité de l’être, et sans me croire plus vertueux qu’un autre, j’en ai les qualités. Toute ma vie, je m’efforcerai de mettre en pratique les commandements de la Chevalerie…
— Ah ! oui ?
Cette fois, cessant d’être une simple piqûre, la moquerie devenait aiguillon.
— En tout cas, mon époux, au lieu de faire largesse à tous comme il convient dans l’Ordène dont tu es fier, fais largesse à ta femme, elle s’en portera mieux !
Ogier fut tenté de quitter la chambre ; il y renonça : c’eût été lâcheté. Il se pencha sur cette oreille dont Blandine avait tant souffert peu avant et pendant leur mariage avec la sensation grisante d’y cracher les mots qui embrasaient sa gorge :
— Tu as tout à suffisance. Tu as même plus qu’il ne t’en faudrait et j’en suis moult réjoui pour toi. Je ne t’ai jamais rien celé de ce que j’étais, te disant même que si le roi ne m’avait pas reméri [217] après Crécy, je n’aurais pas eu dix écus à t’offrir… Si tu trouvais alors mon état inférieur au tien, il te fallait me repousser… Tu aurais même dû, quand nous sommes sortis de Poitiers, demeurer auprès de ta marâtre et prier pour qu’un miracle te rende ton père et ton demi-frère…
Eût-elle été si éprise de belles choses, eût-elle accordé tant d’importance à ces coûteuses acquisitions si elle l’avait aimé vraiment ? Sa seule présence eût suffi à son bonheur.
— Tes chers affiquets ! murmura-t-il.
Puis il se tut, car Anne s’imposait à son esprit. Anne qui n’avait rien que son amour pour lui ; Anne qu’il n’avait choyée que de caresses… Ils étaient pauvres l’un et l’autre et leur tendresse avait valeur d’hommage et d’ornement. Blandine semblait décidée à ne rien sacrifier à ses goûts et au rang qu’elle avait pris en entrant à Gratot.
— C’est un roi que tu aurais dû épouser !
Adossé au chambranle de la fenêtre, il la dévisageait, hautaine et parée des éphémères perles de ses joues. Il était perplexe, le cœur picoté d’échardes et tellement certain que Blandine ne l’aimait pas qu’il se fût sans doute senti aussi atteint et désespéré en apprenant qu’elle lui était infidèle. Il s’était dit parfois, à Chauvigny, que
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