Les noces de fer
tavernes et des femmes !
Moins affamé qu’ils ne l’étaient, Ogier les écoutait sans mot dire. Il n’ignorait rien de ce qu’ils éprouvaient. Depuis la percée d’Édouard III en Normandie et la boucherie de Crécy, la guerre n’avait cessé de les tournebouler, bien qu’ils s’en défendissent. Leurs rires, maintenant, n’étaient que des charpies dissimulant, chair et esprit, des plaies suintantes. Après avoir longtemps bataillé par métier, les Génois avouaient qu’ils avaient été sots : la vie de Gratot leur avait apporté l’aisance des mouvements, la liberté de parole, la chaleur, l’amitié, la bonne nourriture – et il se pouvait bien qu’ils eussent plus que les autres, le regret de la Normandie. Leurs compagnons, tout à coup moins diserts, se demandaient quel degré de frayeur atteindrait la bataille et s’ils en réchapperaient. Les souvenirs vermeils descendaient en eux à petits coups brûlants ou glacés. Et s’ils en avaient oublié certains, la souvenance précise d’un compère régénérait parfois quelque détail tiédi au fond de leur mémoire.
— C’est comme à moi… disait Tinchebraye.
— Tout juste ! approuvait Le Hanvic. À moi aussi, ça m’a fait ça !
— J’y étais… C’est vrai… C’est là que j’ai trespercé un Goddon !… La bonne chance : il me restait un seul carreau dans le carquois… Tu te souviens de cette pluie d’orage, Mahé… et de l’envol de tous ces corbeaux ?
Chacun narrait quelque échauffourée terrible dont il eût été vain et malséant de savoir si elle était authentique, mais qu’importait : parler ainsi les rassurait. À Gratot, ils étaient bien trop aisés pour songer à la mort sur un champ de bataille, et pendant longtemps, lors du cheminement de la Normandie à Hesdin, ils avaient évité d’en parler pour déjouer le mauvais sort qui, peut-être, n’attendait qu’eux. De crainte, aussi, en éveillant maints souvenirs, d’altérer leur courage, leur endurance et leur foi en un destin miséricordieux, ou encore par humilité, comme Thierry qui sans la guerre et ses horreurs n’eût jamais accédé à un rang élevé, surhaussé par la considération royale. À cause également de la médiocrité de leurs aventures, puisqu’ils en avaient réchappé, les plus méritoires étant celles dont on revenait amputé, amoindri, horrifié à jamais par un cri de souffrance ou la vue du moindre filet de sang. De plus, combien de cités, de hameaux, d’églises, de monastères avaient-ils vus, ruinés par les Goddons ! Ces destructions aussi révélaient des terreurs, des douleurs effrayantes, des fuites et des supplications vaines ; ces manants, ces hurons, ces nonnes et ces clercs n’avaient, bien souvent, même pas eu la ressource de se défendre. Pourquoi les avoir occis ? Pourquoi Dieu n’avait-il pas protégé ceux qui louaient Ses Pouvoirs et Sa Justice, Ses Sentences de Bien ou de Mal selon les actes de tous les pécheurs de la terre ?
Ogier but quelques gorgées de vin et offrit sa gourde à Thierry.
« Aude doit se demander où nous sommes. Mais l’Autre ? »
Quoiqu’elle lui eût souvent reproché le contraire, il avait rarement parlé de la guerre à Blandine, non seulement parce qu’elle en avait deviné les abominations dans son Poitiers cerné par Derby et ses armées, mais aussi parce qu’aucune description ne l’eût tirée d’un nonchaloir qu’après tout il lui enviait. Ce fléau-là n’était imaginable que par ceux qui en avaient éprouvé la malédiction dans leur esprit, leurs entrailles et leur chair. Il fallait avoir galopé l’épée haute sous la grêle serrée des sagettes ; il fallait avoir taillé, estoqué de l’homme et gauchi [300] ses coups ; il fallait avoir vu anéantie l’œuvre de toute une vie de noble, de huron, de manant pour demeurer attentif à de tels récits. En sus, toujours pour ce qui concernait Blandine, il s’était abstenu par pudeur et par crainte : pudeur de révéler des émois dont elle n’avait que faire et d’amoindrir une vérité plus effroyable encore qu’elle ne l’eût supposée ; crainte, aussi, qu’elle ne lui dît avec cette langueur enchatonnée d’une aigre moquerie qu’il ne lui connaissait que trop : « On dirait, à ouïr tes propos, que tu regrettes de ne plus férir des coups mortels. » Parfois, à table, les soudoyers décrivaient quelques scènes de ces batailles aussi bien qu’il
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