Les noces de fer
ce falourdeur [345] entouré de seigneurs si bien pourvus en harnois et armes resplendissantes qu’ils semblaient avoir considéré la prise de Calais comme une cérémonie où le sang serait rare et la liesse immense. Il avait vu les batailles approcher ; il en avait estimé l’importance ; il savait qu’autour des Anglais, pris à revers, et de ses compagnons affamés, il allait y avoir quelque cent mille guerriers. Il eût pu s’en réjouir mais trouvait, selon l’adage, tout cela trop beau pour être vrai.
— Parlez !… Mais parlez sans nulle crainte ! insistait le roi. Nous venons de constater que nous ne pouvions aller sur Calais par ces dunes. Elles nous paraissent traîtresses…
— Elles le sont, dit Bellebrune.
— Nous avons décidé d’aller de l’autre côté, plus au nord.
— Au nord-est, sire.
— Soit ! Soit !… Qu’en pensez-vous ?… Je suis déjà venu en ce pays, même à Calais… Il y a, de l’autre côté, un pont…
— Le pont de Milays [346] , sire, par lequel on accède à la ville.
Le roi se frotta les mains :
— Nous le franchirons !
Baudouin de Bellebrune sursauta. Ses yeux ternis recouvrèrent tout leur éclat :
— Sire, d’après ce que nous savons – sa bannière est assez haute pour que nous la voyions de nos créneaux –, le comte de Derby, cousin d’Édouard, en a la garde… Ses archers sont des milliers… Des Gallois, aussi habiles qu’à Crécy.
Bien qu’exprimée d’une voix douce, épuisée, le roi fut offensé par cette mise en garde :
— Si nous voulons passer, nous passerons !
— Certes, certes, sire ! consentit Bellebrune. Mais avant que d’atteindre ce pont, je dois vous dire que les Anglais ont tiré sur les dunes tous les vaisseaux et nefs dont ils n’avaient besoin… Ils ont moult guetteurs partout… Ils ont su tous vos déplacements et vos haltes, brèves ou longues…
Il y avait du ressentiment dans cette chute de phrase, et seul Charny en parut scandalisé ; mais il n’avait pas la parole.
— Ces nefs, ces bâtiments, sire, sont autant de petits châtelets de défense, bien garnis d’espringales [347] , bombardes et archers…
— Nous ne pourrions passer, selon vous ?
Le roi se fâchait : ses joues se gonflaient, s’empourpraient. Il avait croisé les bras et ses doigts de fer tapotaient ses cubitières. Bellebrune attendait, respectueux, une décision astucieuse, puis, pressentant une déconvenue, se tournait vers les ducs de Normandie et d’Orléans, espérant de leur part quelque exhortation à combattre. Charny souriait béatement, une main sur sa pansière de fer, comme s’il digérait de copieuses friandises tandis que Jean de Hainaut montrait ouvertement sa désapprobation et soufflait :
— Sire, sire ! Il nous faudra passer coûte que coûte.
— Bien dit, messire ! approuva Bellebrune. Vous avez des chariots ? Il faut mettre les bœufs et les mules à l’envers des timons et brancards et faire avancer ces caisses cul en tête, avec de bons archers mussés dedans… Ils rouleront en cet endroit : le sable est dur… Derrière, vos Génois avec leurs grands pavois bord à bord, mais avec un épieu, une guisarme, un vouge au lieu de leur arbalète… Derrière enfin, vos chevaleries et écuyeries…
— Derrière !
Le roi pouvait tout accepter en ce qui concernait la piétaille, mais que sa chevalerie et son écuyerie n’ouvrissent pas la première brèche lui semblait inadmissible.
Ogier et Thierry échangèrent un regard. Philippe VI n’avait certes pas oublié Crécy, mais il refusait d’en accepter la leçon première, à savoir que c’était aux piétons de dégager les champs pour qu’ensuite les chevaliers et écuyers pussent y galoper à l’aise et bouter à coups de lance et d’épée l’adversaire hors de ses défenses.
— Vous avez des idées de manant, Bellebrune !… Si elle doit passer, ma chevalerie passera la première… Croyez-vous que du haut des murailles, ceux de Calais – je veux dire : les nôtres – nous aient vus arriver ?
— Je le crois, sire, mais ils ne sont pas nombreux, là-haut… Ils sont en vérité si affaiblis qu’ils évitent de monter sur le chemin de ronde, sauf en cas d’inquiétude ou de nécessité.
— Que devient Jean de Vienne ?
Le roi se soucierait des nobles avant que de s’apitoyer sur le sort de sa « bonne gent ».
— Il a perdu patience, espérance, mais son courage demeure…
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