Les noces de fer
cette bête noire, nerveuse elle aussi, et dont les naseaux frémissaient sous l’effet de la douleur et du courroux.
— Abandonnez ce chariot et ce cheval et rebroussez chemin !… Vous savez bien que nous vous sommes supérieurs… J’oserais même dire : en tout… Le fait que nous soyons là devant vous, courtois mais résolus, vous le prouve.
— Que contient ce chariot ? chuchota Blandine.
— Si je te le disais, tu n’oserais me croire… ni d’ailleurs nos compagnons ! Garde confiance…
— Que pourrais-je vous dire de plus, messire Argouges ? Nous sommes les plus nombreux et les plus forts… Nous aurions pu déjà vous assaillir, et même nous passer de cette sommation qui nous fait perdre du temps, aussi bien à vous qu’à nous !
Ogier tressaillit : l’homme qu’il avait vu en compagnie de Pierre de La Garnière venait à leur rencontre. Il montait un cheval moreau d’un bel aspect, un coursier qui ne devait point rechigner au galop.
« Il nous a devancés sans difficulté. Il jouit, ce guépin [125] , de notre malefortune ! »
Le clerc était couvert, lui, du blanc manteau à la croix noire et son attitude convenait à un capitaine, et plus encore. Il était tête nue. Sous les traits d’un visage affable et penché en avant – comme pour boire ou flairer la fureur du chevalier à la charrette – suintait une exécration sans fond.
— Dietrich Welf, dit-il. Je regrette de vous revoir ainsi, messire Argouges. Puis-je vous dire que vous avez des fréquentations détestables ?
Ogier resta coi, les mains serrées sur les rênes car le limonier commençait à donner des signes d’impatience.
— Résignez-vous, messire Argouges. Je vous sais valeureux. Abdiquez toute posnée [126] . Il faut savoir parfois se vaincre soi-même : c’est la plus belle des victoires.
Ogier se sentit le corps et le visage chatouillés par les regards des arbalétriers et des archers, tous vêtus comme des hurons dont ils avaient d’ailleurs l’allure. À sa rage de deviner combien ces malandrins se délectaient de son infortune s’ajoutait une honte infinie : ses soudoyers le voyaient pris au piège, impuissant, pour une affaire dont ils ne savaient rien, ou presque. Au moment de l’attelage, Tinchebraye s’était seul étonné d’apercevoir deux morceaux de merrain sous les balles de foin destinées aux chevaux, les sacs de vêtements et les armes. « Qu’est-ce que c’est que ce bois-là ? » La réponse avait claqué : « Si on te le demande, tu diras que tu n’en sais rien ! » Et le Normand n’avait pas insisté. La custode contenant le sceau et l’anneau templiers était dissimulée dans un grand panier de victuailles.
« Ils vont la découvrir… Je vais tout perdre !… Tout ! »
Ainsi qu’un feu assoupi éclate parce qu’un souffle l’a touché, sa déconvenue et son humiliation flambèrent. Un cri brûla sa gorge :
— Immondes coquins !
Lâchant les rênes, il croisa les bras :
— La vaillance vous est aisée ! Vous vous conduisez en routiers, nullement en chevaliers, encore moins en fidèles d’un Ordre qu’on dit malveillant, mais respecté, auquel, ce jour d’hui, vous portez un préjudice irrémissible… Du moins, je l’espère !
Il n’eut cure des grognements qu’il entendait :
— Aussi vrai, en effet, que je me nomme Argouges, Dieu vous châtiera si vous prenez indûment ce qui est en cette charrette.
Prenzlau leva son épée d’un mouvement brusque et sauvage.
— Nein !
Cette voix indignée, c’était celle de Welf. La lame reprit sa place à plat contre la poitrine tandis qu’un flottement de manteau révélait les écailles d’un clibanion [127] tel qu’on en faisait jadis en Orient chrétien. Sans doute Prenzlau avait-il eut un ancêtre bataillard en Palestine et portait-il ce vêtement en mémoire de lui.
— Vous dites indûment, messire Argouges ? interrogea-t-il avec une vivacité joyeuse mais qui suait la contrainte. Cette chose à laquelle vous tenez tant ne fut-elle pas prise indûment par ceux que vous et nous connaissons ?
— Si elle était demeurée où elle avait été placée… enfouie serait d’ailleurs mieux dire, eh bien, cette chose serait désormais pourrie !… Je sais qu’on ne vit guère vos devanciers à la bataille, le jour où elle disparut, et vous devez le savoir aussi. Alors cessez donc vos mines victorieuses pour votre embûche de ce jour d’hui… et dites-vous
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