Les noyés du grau de Narbonne: une enquête d'Erwin le Saxon
après, et ils purent de la sorte, par deux ou trois, en commençant par Erwin et Childebrand, mener leurs passagers jusqu'à la noyée. Puis la barge, sur laquelle tous avaient repris place, fut pilotée vers la petite jetée située près de la maison du pêcheur. Les missi, leurs assistants et leurs aides occasionnels débarquèrent. Justus, Aymeric, Faustin et un garde repartirent en barque pour le rivage sinistre afin d'y retirer la victime de l'eau et de la ramener, ce qui prit un long moment.
quand, enfin, étendue sur l'embarcadère, sa face regar≠dant le ciel, son corps recouvert d'un drap pudique et miséricordieux que le pêcheur avait étendu sur elle, elle présenta son visage marqué des mêmes stigmates de la souffrance et de la terreur que les précédentes victimes, Aymeric, en larmes, s'agenouilla auprès de sa femme. Tous imitèrent son geste tandis que l'abbé Erwin prononçait une prière pour implorer en faveur de Léoda la miséricorde divine.
Une seconde barge, prévue par Justus pour le trans≠port de la noyée et aussi pour alléger la première trop lourdement chargée dès lors qu'il s'agirait de regagner Narbonne à force de rame en luttant contre le cers, s'approcha à cet instant de l'appontement de Faustin et accosta. Le commandant de la garde comtale fit placer Léoda, enveloppée d'un linceul, sur ce bateau. Il s'apprêtait à inviter les missi dominici et ceux qui les avaient accompagnés à prendre place à bord de l'une ou l'autre barge, quand le Saxon lui indiqua d'un signe de différer l'embarquement.
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L'enquête est loin d'avoir apporté ici ce qu'on peut en attendre, indiqua-t-il.
Il se tourna vers le pêcheur.
Maintiens-tu, comme pour les précédentes vic≠
times, que Léoda n'a pu être amenée par bateau sur cet étang et noyée, non loin de ta demeure en somme, sans que ni ton fils ni toi, vous n'ayez rien remarqué, rien vu et rien entendu? lui demanda-t-il.
Je le maintiens, seigneur! Supposons que, des fois, d'un coup, l'un et l'autre aveugles et sourds, nous n'ayons rien vu, rien entendu pour Laetitia ou pour Laure, mais, trois femmes... ainsi... Non ! Pas possible !
Je te jure que...
Réserve tes serments pour de meilleures occa≠
sions ! Je n'en ai pas besoin pour te croire. Alors, maintenant, question : peut-on depuis cet appontement gagner la rive la plus proche du bas-fond o˘ a été re≠
trouvée cette malheureuse?
Pas facilement, mais un sentier fangeux y mène.
Eh bien, allons-y !
Guidés par Faustin, Childebrand et Erwin, suivis par leurs assistants et par Justus, avancèrent sur cette sente côtière en effet encombrée de broussailles et parsemée de fondrières. Ils parvinrent de la sorte jusqu'à une plage limoneuse bordant le marécage funèbre. Bien qu'elles fussent à moitié effacées, des empreintes apparaissaient ça et là
dans la boue du rivage, comme si plusieurs personnes avaient débarqué là.
Le frère Antoine, qui examinait les buissons et arbustes entou≠rant cette petite anse, attira l'attention de Childebrand, qui se trouvait non loin de lui, sur une sorte de trouée marquant le départ d'un chemin. Les enquêteurs, à la suite du comte, s'y engagèrent. Dans le sol meuble, des marques de pas semblaient confirmer qu'on avait il y a peu emprunté ce sentier.
Après avoir franchi une courte distance, ils arri≠vèrent au rivage opposé
de l'île Sainte-Lucie bordé par l'étang de Sigean. Autour d'un débarcadère rudimen-taire, ils crurent déceler des indices de piétinement récent.
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C'est donc ici que les meurtriers, comme les fois précédentes, ont peut-être accosté, estima Childebrand.
S'adressant à Justus, le comte demanda :
Depuis Leucate o˘ Léoda a été enlevée, est-il facile de venir jusqu'ici?
Rien de plus facile. Il suffit de longer la côte à
peu près sur dix milles et un grau permet de gagner l'étang de Sigean. Ce débarcadère est tout près du grau.
Erwin se tourna vers Faustin.
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Voilà pourquoi même des pêcheurs au regard
perçant et à l'ouÔe fine ont pu ne rien voir, ne rien entendre, dit-il. Sur une sente, avec l'écran des arbres, arbustes et buissons, en s'y prenant habilement, on fait moins de bruit que sur l'eau. C'est donc ainsi...
Il suspendit sa phrase, pensif.
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Oui, reprit-il, on est amené à envisager que
Léoda avait déjà été tuée avant que ses assassins n'arrivent ici. Dans ce cas, ils ont pu facilement, après s'en être emparés, l'avoir
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