Les noyés du grau de Narbonne: une enquête d'Erwin le Saxon
tout, contre cette inclination! Mon cúur oublie le sang versé, même celui qui a été pour moi le plus précieux, pour ne plus se souvenir que des aventures qui nous ont, malgré toi, malgré moi, jetés l'un vers l'autre.
Jetés l'un vers l'autre? Malgré le sang versé?
Mais n'ai-je pas, Agnès, tout entrepris pour te sous≠
traire aux sévices et aux humiliations que tu subissais dans ce couvent o˘ tu étais prisonnière, pour que tu aies la vie sauve, pour que tu mettes ton fils au monde sans crainte et que tu puisses le garder avec toi, pour que tu recouvres la liberté, pour que tu puisses vivre dans l'aisance et dans l'honneur et même pour qu'avec moi tu participes...
Il s'arrêta et porta la main à son front.
-
Mon Dieu! murmura-t-il.
Elle le fixa avec un léger sourire au coin des lèvres.
-
Ai-je besoin, demanda-t-elle, de te poser cette question : pourquoi, Erwin, as-tu fait cela ? Par souci de l'ordre et de la justice conformément à ta mission au service de Charles, par miséricorde conformément à
ton état au service de Dieu, ou bien...?
Il se prit la tête dans les mains.
-
Agnès, Agnès, dit-il d'une voix sourde, je ne le sais que trop ! Faut-il que ma volonté soit débile et que ma chair soit faible ! Après tant d'années au cours des≠quelles je me suis appliqué à
raffermir l'une et l'autre, voici donc o˘ j'en suis! A devoir t'avouer, pour la punition de mes péchés, ce que je ressens, malgré moi en effet, ce que ton image impose à mon esprit, les désirs que ta présence m'inflige?
-
Tes péchés ! Mais, Erwin, le seul péché que tu commettes, en vérité, quand tu t'accuses devant Dieu des sentiments et des envies que je t'inspire...
Elle le regarda droit dans les yeux.
-
... de cet amour qui t'a surpris, c'est le péché
d'orgueil ! Crois-tu que tu puisses leur accorder la moindre importance au regard de ce qui se passe chaque jour ici-bas ? Veux-tu que je te rappelle, moi, quels sont les véritables péchés et les véritables pécheurs ?
Avec un visage qui exprimait sa peine et son cour≠roux, elle énonça :
-
Pour cela il me suffit de me rappeler les tragé≠
dies qui ont bouleversé et endeuillé ma jeunesse. Je revois ces hordes qui ont ravagé mon pays, pillant et incendiant, violant la femme et la pucelle, exterminant des populations entières. Et pour quoi, pour qui?
N'ont-ils pas perpétré des crimes qu'aucun dieu ne pourra jamais leur pardonner? Et toi qui es saxon...
Il hocha la tête avec affliction.
-
Ne m'as-tu pas avoué que ton cúur avait saigné
quand, te rendant chez les Danes1, tu as vu ton peuple jeté sur les chemins de la servitude, chemins jalonnés par les cadavres de ceux qui étaient trop faibles pour aller jusqu'au bout de l'exil? qu'as-tu pensé alors des grands qui se croient autorisés à tout entreprendre pour contenter leur appétit de richesse, de pouvoir et de gloire? Ah, Erwin...
Elle soupira.
Tiens, celui qui martyrise un enfant, ou encore qui tue à coups de b‚ton un ‚ne qui l'a servi avec fidé≠
lité pendant des années, commet à mes yeux un péché
bien plus grave que ceux que tes scrupules te reprochent, qu'il s'agisse des fantaisies de ton imagi≠
nation ou des désirs de ton corps.
Sans doute ne jetons-nous pas le même regard, toi et moi, sur la faute, sur le péché...
Le même regard ? Certes pas, en effet ! Crois-tu que j'aie changé depuis le temps, point si lointain, o˘
je prenais part, au cúur de la Brenne, à des cérémonies qui célébraient la splendeur de la création et aussi sa fécondité? Crois-tu que j'aie honte d'y avoir dévoilé la beauté de mon corps, d'y avoir employé la gr‚ce de mes gestes et la hardiesse de mes attitudes?
Tais-toi, Agnès, je t'en prie !
Pourquoi, Erwin? Je vénère et j'aime, il est vrai, les êtres, les arbres, les plantes et tout ce qui est engen≠
dré, les rocs et l'eau qui ruisselle, l'océan et le ciel infinis. Ce que Dieu a créé, et nul autre que lui, n'est-ce pas, pourquoi le détesterais-je? N'est-ce pas lui rendre hommage que d'admirer son úuvre? Et ne crois pas que, ce faisant, j'oublie le Créateur de toutes ces merveilles !
-
Laisse-moi maintenant, je suis épuisé.
Agnès se retira, émue par cet aveu de faiblesse.
Childebrand avait vécu dans l'angoisse toutes les heures pendant lesquelles Erwin était en grand péril.
Ne parvenant pas à distraire ses pensées du combat que son ami menait contre la mort, il ne
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