Les Nus et les Morts
essuya de nouveau la sueur sur ses yeux, se baissa, regarda ses genoux. Le cœur lui battait un peu rapidement. « Attrapez-le dès que vous entendez partir le coup, grogna-t-il.
– Oui, mon commandant. »
Le galet prit de la hauteur, et Dalleson épaula. Il connut un instant de panique, la cible n’était pas dans la ligne de la hausse, puis le galet se mit à descendre et il le situa sur le point de mire de sa carabine, ajusta instinctivement, ressentit la secousse rassurante de la culasse et le léger à-coup quand il eut pressé la détente.
« Je l’ai eu cette fois, mon commandant. »
Les éclats du galet firent courir des ondes sur l’eau. « Nom de Dieu, fit Dalleson joyeusement. Je saurai apprécier ça, Leach.
– Il n’y a pas de quoi, mon commandant.
– Laissez-moi payer ça.
– C’est-à-dire…
– – J’insiste », fit Dalleson. Il enleva la culasse de la carabine, tira en l’air la balle qui restait dans le canon. « Disons que ça sera vingt-cinq cents pour les trois photos. J’espère qu’elles seront réussies. » Il tapota l’épaule de Leach. « Allons-y, fiston. Allons nous payer une partie de nage, vous et moi. On l’a bien mérité, nom de nom. *
Tout cela était parfait.
Après leur retour du front, les hommes de la section Reconnaissance furent renvoyés aux travaux de la route. Les compagnies en ligne se déplacèrent à plusieurs reprises, et on disait à l’arrière qu’elles étaient aux abords de la ligne Toyaku. A l’arrière, au fait, on n’avait que de vagues idées quant au déroulement de la campagne ; les jours s’y succédaient sans incidents, et peu à peu les tommes cessèrent de distinguer entre les événements de la veille. Ils montaient la garde de nuit, se réveillaient une demi heure avant l’aube, cassaient la croûte, rinçaient leurs gamelles, se rasaient, s’embarquaient dans des camions qui les emmenaient par la jungle vers le tronçon de la route où ils travaillaient. Ils s’en revenaient à midi, retournaient sur le chantier après le rata, trimaient jusque tard dans l’après-midi, rentraient pour la soupe, prenaient
Parfois un bain dans le ruisseau qui coulait à la lisière du bivouac, puis s’en allaient dormir dès la tombée du jour. La garde de nuit leur devint une habitude, chacun son heure et demie, et ils finirent par oublier le goût d’un sommeil fait de huit heures consécutives. La saison des pluies étant arrivée, ils étaient trempés nuit et jour. Avec e temps, ils n’en ressentirent plus la gène. Porter des vêtements mouillés leur semblait parfaitement naturel, et personne ne se souvenait comment l’on se sent dans un uniforme sec.
Environ une semaine après leur retour le courrier arriva à l’île, le premier depuis un long temps, et pour une nuit le cours monotone de leur existence se trouva allégé. Une des rares distributions de bière eut lieu le même soir. Chacun eut vite fait de vider ses trois canettes, finis tous restèrent assis en rond sans guère se parler, insuffisante pour les enivrer, la bière les rendit maussades et songeurs ; elle ouvrit les écluses de leurs souvenirs, éveilla leurs tristesses, et les fit aspirer à des choses qu’ils ne savaient pas nommer.
Le soir du courrier Red but sa bière en compagnie de Wilson et de Gallagher, et ne s’en retourna à sa tente qu’à la nuit tombée. Il n’avait pas reçu de lettres, et encore qu’il n’en fût pas surpris car il était resté plus d’un an sans écrire à personne, il éprouva une trace de désappointement. N’ayant jamais écrit à Loïs, il n’eut jamais de ses nouvelles ; elle ne connaissait même pas son adresse. Mais, parfois, lors des arrivages de courrier, il se laissait aller à un petit espoir, aussi passager qu’irrationnel. L’affaire avec Loïs était bel et bien finie, et cependant…
Son cafard s’était accru alors même qu’il se trouvait sous la tente de ses amis. Feuilletant les quinze lettres qu’il venait de recevoir de sa femme, Gallagher s’occupait à répondre à quelques-unes de ses questions, tandis que Wilson se plaignait de la sienne. « Maudite femme, je lui a fait l’amour qu’elle oubliera jamais puis voilà qu’elle arrête pas de rouscailler pourquoi que j’y envoie point une partie de ma solde.
– Toi, te crèveras en taule », dit Red en gouaillant.
Au moment de regagner sa tente, il se sentit très déprimé. Il fit voler d’un coup de pied
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