Les Nus et les Morts
songer aux joies qu’elles ne connaîtraient jamais.
Tout était nu derrière cette beauté, avec rien d’autre dans leur vie que la peine et l’abnégation. Peuple abstrait qui avait élaboré un art abstrait, qui pensait et parlait par abstractions, qui avait imaginé un cérémonial complexe pour ne rien dire, et qui, plus qu’aucun autre peuple, vivait dans la crainte intense de ses supérieurs.
Et, une semaine plus tôt, un bataillon de ces gens tristes et songeurs s’était précipité dans la mort à grand renfort de cris terrifiants. « Oh ! pensait Wakara, je comprends pourquoi les Américains qui ont été au Japon haïssent tellement les Japonais. Ils ont eu des airs si pensifs, si charmants, avant la guerre ; les Américains les ont mignotés comme des chiens de luxe, et les voilà furieux que la bête les morde. Les conversations, les échappatoires trop polies, les rires embarrassés que les Japonais leur ont opposés, ont pris tout à coup une signification inattendue et maligne avec l’éclatement de la guerre. Tous, jusqu’au dernier, ils ont conspiré contre l’Amérique. Quelle sottise ! D’entre les millions de paysans qui seront tués, dix peut-être auront eu une vague idée de ce pourquoi on les égorge. Dans l’armée américaine le nombre était encore plus disproportionné.
« Mais ils seront tués, parce que les Japonais sont des imbéciles. Des imbéciles depuis mille ans. » Il alluma une autre cigarette, laissant filtrer un peu de sable entre ses doigts.
Pif paf ! fit de nouveau la carabine de Dalleson.
Eh bien, il n’y pouvait rien. Les Américains occuperont le Japon, et après vingt ou trente années le pays redeviendra sans doute ce qu’il a été avant l’occupation ; le peuple continuera à vivre dans sa routine abstraite, multipliant en vue d’une autre immolation hystérique. Deux millions, trois millions de tués, c’était tout prévu dans la version orientale de la loi malthusienne. Lui-même pouvait le sentir et le comprendre mieux que les Américains.
Ishimara était un sot. Il n’avait rien compris au problème démographique ; il avait vu les choses avec ses yeux de myope, observant le coucher du soleil dans un état d’épouvante atavique. Le soleil rouge et son propre sang, voilà ce que Ishimara connaissait. C’était le sacrifice de propitiation des Japonais. Tout au fond de leur cœur, raidis tout au fond de leurs journaux intimes, ils pouvaient se permettre d’être philosophes, des philosophes désenchantés qui ignoraient tout de l’attelage qui les emmenait. Il expectora dans le sable, recouvrit le crachat d’un mouvement furtif et nerveux de la main, puis il fit demi-tour et regarda la mer.
Ils étaient des imbéciles.
Et lui était tout seul, un sage à la peau écorchée.
La marée montait, inondant la langue de sable où le commandant Dalleson tirait à la cible. Il se recula d’un pas quand une vaguelette eut clapoté autour de ses chevilles, puis se baissa pour ramasser un galet. Il y avait presque une heure qu’il tirait sur des galets, et il commençait à se sentir las. Sa large poitrine et son ventre avaient rougi au soleil, la transpiration émaillait son poil, et la ceinture de son short – le seul vêtement qu’il portât – était tout à fait trempée. Il grogna, examina les galets dans sa main, en choisit un, l’assujettit entre son pouce et son index. Il se pencha en avant comme un buffle, la tête presque parallèle au sable, le canon de la carabine pointé verticalement sur son orteil. Il se pencha davantage, jusqu’à ce que sa tête ne fût qu’à un pied de ses genoux, puis, se redressant brusquement, il lança le galet en l’air de la main gauche et épaula l’arme de la main droite. Le temps d’une fraction de seconde il captura le galet dans la hausse de la carabine, un atome de poussière contre le bleu du ciel, puis il pressa la détente et le galet éclata.
« De Dieu », fit-il avec satisfaction, essuyant de son puissant avant-bras la sueur sur ses yeux, léchant des cristaux de sel sur les coins de sa bouche. C’était le quatrième galet à la file qu’il touchait.
Il choisit un autre galet, se mit en position, le lança – et le manqua. « Ça ne fait rien, de toute façon, j’ai fait mouche trois sur cinq », se dit-il. Ça allait bien ; il n’avait pas perdu son coup d’œil. Il faudrait qu’il leur écrive ça, à sa société de tir, à Allentown.
Ce tir au galet
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