Les Nus et les Morts
jouait point le vieux jeu sous un nouveau maquillage. Il a fallu des observateurs comme vous et moi pour voir qu’il était l’interprète de l’homme du xx e siècle. »
Certes, Cummings eût été parfaitement capable de planter lui-même cette littérature communiste s’il l’avait cru nécessaire. Tout comme il avait fignolé l’étiquette de sa bouteille de whisky. Mais il n’allait pas se laisser 111 : l’nœuvrer comme une pièce sur l’échiquier du général. Oui, pas de doute, il avait servi de diversion à Cummings.
Il promena son regard par la tente. Il serait plaisant de l’attendre, pour lui annoncer que les provisions avaient été amenées conformément aux ordres ; mais c’eût été un maigre plaisir, et Cummings s’en serait rendu compte. « Vous avez dû vous donner un peu de mal, n’est-ce pas, Robert ? » aurait-il dit. Il alluma une cigarette et se dirigea vers la corbeille à papiers pour y jeter son allumette.
La voilà, la réaction instinctive – ne jetez pas d’allumettes sur le plancher du général. Il s’immobilisa. Il y avait une limite au-delà de laquelle il ne permettrait pas au général de le pousser en rond.
Le propre plancher. Quand on y regardait objectivement, sans le halo des simagrées militaires, cela devenait absurde, pervers, révoltant.
Il laissa tomber l’allumette près de la cantine, puis, son cœur battant stupidement, il jeta sa cigarette bien au centre du plancher immaculé, l’écrasa brutalement du talon, et resta là à le regarder avec stupéfaction et un orgueil agité.
Que Cummings voie ça. Qu’il le voie.
Vers le milieu de la journée l’air était devenu suffocant sous la tente. Le commandant Binner essuya ses verres pris dans une monture d’acier, toussa tristement, et enleva un filet de sueur au coin de sa tempe impeccable. « C’est une affaire sérieuse, sergent, dit-il paisiblement.
– Oui mon commandant, je le sais. »
Le commandant Binner regarda du côté du général, tambourina le dessus de sa table, puis reporta ses yeux sur le soldat qui se tenait devant lui au garde-à vous. A quelques pas de là, près de l’un des montants de la tente, Cummings allait et venait sur place.
« Si vous nous donnez les faits, sergent Lanning, cela sera d’un gros poids dans votre conseil de guerre, dit Binner.
– Mon commandant, je ne sais pas quoi vous dire, protesta Lanning. C’était un homme plutôt râblé, avec des cheveux blonds et des yeux d’un bleu pâle.
– Les faits suffiront, fit Brinner de sa triste et traînante voix.
– Eh bien, nous sommes allés en patrouille, et puisque nous avons été au même endroit avant-hier je me suis dit que ça ne rimait à rien.
– Etait-ce à vous de juger ?
– – Non, mon commandant, pas à moi, mais les hommes n’étaient pas bien heureux, alors quand nous avons eu fait la moitié du chemin j’ai dit à mon escouade de s’asseoir dans une petite clairière, et après une heure d’attente nous sommes rentrés et j’ai fait mon rapport.
– Et le rapport était complètement faux, entonna Binner. Vous avez dit que vous aviez patrouillé en un endroit… jusques à un endroit que vous n’avez pas atteint à un mille près. »
Au milieu de sa colère Cummings éprouva un doux mépris pour la façon dont Binner avait estropié sa phrase.
« Oui, mon commandant, c’est juste, dit le sergent Lanning.
– Et c’est précisément ainsi que l’idée, vous en est venue, spontanément pour ainsi dire ? »
Cummings se retint d’interrompre l’interrogatoire pour le faire activer.
« Je ne comprends pas, mon commandant, dit Lanning.
– Combien de fois avez-vous abandonné vos patrouilles ? demanda Binner tristement.
– Ç’a été la première fois, mon commandant.
– Quels autres sergents dans votre compagnie ou dans votre bataillon ont fait des rapports faux ou trompeurs ?
– Aucun, mon commandant. Je n’en ai jamais entendu parler. »
Le général s’approcha de lui tout à coup, le regard furibond. « Lanning, est-ce que vous voulez rentrer en Amérique, nu voulez-vous pourrir ici dans un camp de prisonniers ?
– Mon général, bégaya Lanning, il y a trois ans que je suis dans mon unité, et…
– Peu importe que vous ayez été vingt ans avec nous. Quels autres sergents faisaient de faux rapports de patrouilles ?
– Je n’en connais aucun, mon général !
– Avez-vous une fiancée ?
– Je suis
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