Les Nus et les Morts
a eue avec le médecin du pays. Sa barbe fabuleuse, le clignotement dur et sagace de ses yeux, jouissaient de la situation. Eh bien, monsieur Cummings, je ne vois pas la plus petite chose pour y remédier en ce mo ment, je n’y peux rien, s’il était un peu moins jeune je vous aurais dit emmenez le garçon chez Sally pour lui faire remonter la queuquette.
L’au-revoir conventionnel quand on a dix ans, le train, l’adieu aux chemins boueux à la périphérie de la ville, aux lugubres maisonnettes de la banlieue, à l’odeur de la banque paternelle et du linge qui sèche sur les ficelles.
Au-revoir, fils, et conduis-toi bien, tu m’entends ?
Il a accepté la décision paternelle sans la moindre réaction, mais il frissonne imperceptiblement sous le toucher de la main sur son épaule.
Au-revoir, maman. Elle pleure, et il ressent un léger mépris, presque une trace de compassion.
Au-revoir, et il va, plonge et se perd dans la routine monacale de l’école, asticotant ses boutons et faisant son lit.
Des changements se produisent en lui. Il n’a jamais été intime avec les autres garçons, mais maintenant il est plutôt froid que timide. Il attache bien moins d’importance à ses aquarelles, à des livres comme Little Lord Fauntleroy et lvanhœ et Oliver Twist ; ils ne lui manquent jamais. Pendant des années il obtient les meilleures notes de sa classe, devient un sportif passable, troisième en force au tennis. Comme son père, il est respecté à défaut d’être aimé.
Et les corvées bien sûr : il se tient contre sa couchette aux inspections du samedi matin, raide comme un piquet, claquant des talons au passage du colonel-proviseur. Suit le cortège des officiers-instructeurs et il attend, tout engourdi, l’arrivée du colonel-adjoint, un long jeune homme aux cheveux noirs.
Cummings, dit le colonel-adjoint.
Oui, mon colonel.
Il y a du vert-de-gris dans les œillets de votre ceinturon.
Oui, mon colonel. Il le suit du regard, et parce qu’il a été remarqué il oscille entre l’angoisse et une troublante excitation. Une réaction inconsciente, car, au point de se singulariser par son abstinence, il ne prend aucune part aux jeux si spéciaux qui se pratiquent parmi les internes.
Neuf ans de ce régime, baraques ascétiques, dortoirs collectifs, crainte des gradés, crainte des inspections, marches exténuantes, vacances idiotes. En été, pendant six semaines, il visite ses parents, les trouve étranges, traite de haut son frère. M me Cyrus Cummings l’ennuie avec ses nostalgies.
Tu te rappelles, Eddie, quand nous sommes allés peindre sur la colline ?
Oui, mère.
L’école finie, il obtient son certificat de cadet-colonel.
Son uniforme crée une petite sensation dans la ville. Les gens savent qu’il ira à l’école militaire de West-Point, et on le désigne aux jeunes filles à l’égard de qui il n’a que politesse et indifférence. Il a belle prestance maintenant, pas trop grand mais bien bâti par contre, et un regard net et intelligent éclaire son visage.
Cyrus lui parle. Eh bien, fils, tu es prêt pour West-Point, hein ?
Oui, monsieur, je pense que oui.
Humm. Content d’avoir été dans une école de préparation militaire ?
J’ai essayé de faire du mieux que j’ai pu, monsieur.
Cyrus approuve. West-Point lui plaît. Voilà longtemps qu’il a décidé que le petit Matthew Arnold continuera la banque, et que ce fils bizarre, tout roide dans son uni forme, se trouvera mieux loin de la maison. Bonne idée de t’envoyer là bas, dit-il.
Mais… Un vide se fait dans sa tête, tandis qu’une puis santé angoisse grimpe le long de son dos. Les paumes de ses mains sont toujours moites quand il parle à son père. Mais oui, monsieur. (Sachant obscurément que c’est ce que Cyrus veut lui entendre dire.) Oui monsieur. J’espère travailler de mon mieux à West-Point, monsieur.
Certainement, si tu es le fils de ton père. (Riant de bon cœur, un rire grosse-affaire-cordialement-conclue, puis il lui assène une claque dans le dos.)
Encore… Oui monsieur. Et, réaction fondamentale, il se replie sur lui-même.
Un jour d’été, au cours de sa deuxième année à West Point, il fait connaissance de la jeune fille qu’il devra épouser. Faute de vacances assez longues pour entre prendre le voyage il n’est pas allé chez lui pendant ces deux années, mais l’absence des siens ne lui a pas pesé. Il met à profit ses premières longues vacances pour aller en
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