Les Nus et les Morts
au long de son enfance Minetta avait entendu parler de ces jours-là. « Tous les jeunes hommes, les patriotes, ils combattre avec Mussolini en 22 », lui disait son père, et Minetta avait rêvé de marcher lui aussi avec eux, rêvé d’être un héros.
Tout était si embrouillé. Il lui était difficile de comprendre ce qu’il ne voyait pas de ses yeux, et il élail pris dans le dense, dans le palpable filet de la jungle. « Aaah, cet enculé de Mussolini », répéta t il comme pour se soulager.
Goldstein, à côté de lui, s’affairait. « Allez, c’est notre tour de nouveau. »
Minetta se leva en titubant. « Pourquoi foutre ils nous donnent pas un bon bout de repos ? Mon Dieu, on vient seulement de s’asseoir. » Il lança un regard furibond à Ridges, qui se frayait un passage le long de la piste déchiquetée. Rien ne restait de sa rêverie, sinon le ressentiment et la fatigue qui l’avaient provoquée.
« D’pêche-toi, Minetta, appela Ridges. Y a de l’ouvrage à faire. » Sans attendre la réponse, il fonça en avant pour relever l’équipe qui venait de terminer sa fournée. Il était tout à la fois perplexe et irrité. Il avait passé son temps de repos à se demander s’il devait nettoyer son fusil, pour décider finalement qu’il ne pourrait jamais le faire comme il faut en dix minutes. Cela le contrariait. Saturé d’eau et de vase, son fusil risquait de rouiller s’il n’en prenait pas soin avant peu. « Crotte, se disait-il, t’as jamais le temps de faire une chose, quand on te bouscule pour que te fais autre chose. » La stupidité de l’armée piquait agréablement sa rancune et, tout à la fois, éveillait en lui une sensation de culpabilité. Ne pas prendre soin d’un objet de valeur dérangeait son sens de l’honnêteté. « Le gouvernement m’a donné ce flingot parce qu’il comptait que j’y ferai gaffe, et j’y fais point. » Le fusil devait valoir une centaine de dollars, croyait-il, une somme énorme pour lui. « Faut que je le fourbis, mais comment si qu’ils m’en donnent point le temps ? » C’était plus qu’il ne pouvait résoudre. Il soupira, ramassa sa, machette, et se mit à l’ouvrage. Peu d’instants après Goldstein vint l’y rejoindre.
La section atteignit l’orée de la jungle après cinq heures de travail sur la piste. Un autre ruisseau bordait la forêt, au-delà duquel des collines jaunes couvertes d’herbe kunaï et, occasionnellement, d’un massif d’arbustes, s’en allaient ondulant vers le nord. Réfléchie sur l’arc ardent du ciel, renvoyée avec un éclat incroyable par les collines dénudées, la lumière était aveuglante. Accoutumés à la pénombre de la jungle, les hommes clignaient des paupières, mal assurés, plutôt interdits par les vastes espaces qui s’ouvraient devant eux. Tout y était si nu, si pénible.
Tout cet espace !
LA MACHINE A FAIRE LE TEMPS
JOEY GOLDSTEIN, LA BAIE DE BROOKLYN
Un homme robuste, de vingt-sept ans environ, des cheveux blonds et droits, des yeux bleus au regard ardent. Son nez est pointu, d’où deux lignes, profondes et tristes, rejoignent les coins de sa bouche. Sans ces rides il aurait paru très jeune. Sa parole est rapide et sincère et un rien essoufflée, comme s’il avait craint qu’il ne lui serait pus permis de terminer sa phrase.
La boutique de confiserie est sale et petite, comme le sont toutes les boutiques dans cette rue pavée de galets. Quand il bruine le dessus des galets miroite, et une vague brouillasse s’élève à l’endroit des plaques d’égout. La brume nocturne recouvre les rôdeurs, les bandes de gosses qui errent en poussant des cris rauques dans le noir, les prostituées, les amants qui s’accouplent dans des chambres au papier peint taché de plaques de suint. Les façades suppurent en été, dégoulinent en hiver ; une odeur chronique flotte sur cette partie de la ville, un composé de déchets alimentaires, de lambeaux de crottin pris dans les fentes des galets, de goudron, de fumée, d’aigre sueur propre aux citadins, de fourneaux à charbon, de fourneaux à gaz, – une senteur unique, sans identité.
De jour, les marchands des quatre saisons se tiennent au bord du trottoir et colportent fruits et végétaux. Des femmes entre deux âges vêtues de manteaux noirs sans forme tripotent la marchandise d’un doigt sagace et rancunier, la sondant jusqu’à la moelle. Elles évitent prudemment les flaques qui stagnent dans
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