Les Nus et les Morts
les caniveaux, elles regardent avec envie les têtes de poisson que le patron poissonnier vient de jeter dans la rue. Le sang, qui donne d’abord un lustre aux galets, s’affadit bientôt, tourne au rosâtre, puis se perd dans l’eau des égouts. Seule l’odeur du poisson persiste, avec celle du crottin, du goudron, et de la riche, de l’incertaine exhalaison des viandes fumées à l’étalage des charcuteries.
La confiserie se trouve au bout de la rue – minuscule boutique aux pâtés de graisse sur le rebord de la fenêtre, aux madrures de rouille en place de peinture. La fenêtre-guillotine donne sur la rue, elle fait comptoir pour le service des passants, mais c’est une fenêtre toute craquelée et la poussière se pose sur les sucreries. Un comptoir de marbre occupe l’intérieur, le long d’un passage large de deux pieds environ où les clients piétinent sur un bout de linoléum éliminé, lequel, en été, devient si gluant que les gens y laissent le mastic d’asphalte qu’ils ramassent à la semelle de leurs chaussures. Il y a deux bocaux de verre avec couvercle métallique sur le comptoir, et une louche recourbée pour mesurer l’essence de cerise et l’essence d’orange. (Le Coca-Cola n’est pas encore en vogue.) Entre les deux récipients, sur une planchette de bois, on voit un cube de halvah couleur de fan. Les mouches traînent la patte, il faut les aiguillonner avant qu’elles consentent à s’envoler.
Il n’y a pas moyen de tenir la place propre. M me Goldstein, la mère de Joey, est une femme industrieuse ; matin et soir elle balaie la boutique, lave le comptoir, époussette les bonbons, frotte le plancher avec une brosse de chiendent, mais la crasse est trop ancienne, elle s’incruste au plus profond des lézardes qui craquellent la boutique, la maison devant, la rue derrière, elle s’est fichée dans les pores et dans les cellules de tout ce qui est animé et inanimé. Il n’y a pas moyen de tenir la boutique propre, et toutes les semaines elfe est un peu plus sale, un peu plus infectée par la carie de la rue.
Le vieil homme Moshe Sefardnick se tient dans le fond de la boutique, assis sur un tabouret pliant. Il n’y a plus jamais rien à faire pour lui, et en vérité il est trop vieux pour le travail, trop dérouté. Le vieil homme n’a jamais été capable de comprendre l’Amérique. Tout y est trop vaste, trop vite, l’ordonnance séculaire des choses s’y disloque. Les gens n’y connaissent jamais de repos. Ses voisins s’enrichissent, ils quittent l’East Side de Manhattan pour Brooklyn, pour le Bronx, pour la partie supérieure du West Side ; d’autres, qui perdent leur petite affaire , déménagent vers de nouveaux taudis, ou émigrent à l’intérieur du pays. Lui aussi a été colporteur ; avant la première guerre, dès que le printemps venait, il s’en allait sur les routes de l’Etat de New Jersey, vendant des ciseaux et du fil et des aiguilles. Mais il n’a jamais compris l’Amérique et, présentement, passé la soixantaine, il est prématurément sénile, vieil homme relégué dans le fond d’une minuscule boutique où il se laisse aller au fil des réminiscences talmudiques. (Si un ver ronge le cerveau d’un homme, mettez une feuille de chou contre son oreille et le ver viendra s’y poser.)
Son petit-fils, Joey, sept ans, rentre de l’école en pleurant. Il a une meurtrissure au visage : Maa, ils m’ont battu, ils m’ont battu, ils m’ont appelé Youpin.
Qui, qui a fait ça ?
C’étaient les enfants italiens, toute une bande, ils m’ont frappé.
Les bruits pénètrent l’esprit du vieil homme, altérant le cours de ses pensées. Les Italiens. Il branle la tête. Un peuple bizarre. Pendant l’Inquisition ils laissent les Juifs entrer à Gênes, mais à Naples, à Naples…
Il hausse les épaules, observe la mère qui nettoie la plaie, qui y colle un morceau de sparadrap. Oh, mein Joey.
Le vieil homme rit dans sa barbe, le rire suave, raffiné, du pessimiste qui se rassure parce que les choses vont mal. Non, cette Amérique n’est pas si différente. Le vieil homme voit le visage du goy qui se penche sur la victime.
Joey, appelle-t-il d’une voix cassée.
Oui, zaydee ?
Les goyim, qu’est-ce qu’ils t’ont appelé ?
Youpin.
Le grand-père hausse de nouveau les épaules. Encore un autre nom. Le temps d’une seconde une ancienne colère le soulève. Il examine les traits du garçonnet, ses cheveux d’un
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