Les Nus et les Morts
aucune attention. La halte ne les délassait nullement ; tous leurs maux submergés remontaient à la surface et les assaillaient de front. En proie à des haut-le-cœur, à des spasmes périodiques de trémulation qui les attaquaient comme si toute trace de chaleur les avait abandonnés, ils languissaient sous le long et flasque écoulement du temps.
Au bout d’une heure peut-être Brown se rassit, avala plusieurs tablettes de sel comprimé et vida presque la moitié de son bidon d’eau. Le sel gargouilla désagréablement dans son estomac, mais il se sentit un peu soulagé. Quand il se mit debout pour s’approcher de Wilson ses jambes lui parurent étrangères, comme celles d’un convalescent qui quitte sa couche après une longue maladie. « Comment ça va, vieux ? » demanda-t-il.
Wilson leva les yeux. D’un geste agité et tâtonnant de ses doigts il repoussa le mouchoir humide qui lui enveloppait le front. « Brown, vous ferez mieux de me laisser », grogna-t-il faiblement. Depuis une heure il faisait sans cesse la navette entre la veille et le délire, et il était très fatigué, très épuisé. Il ne voyait aucune raison de continuer. Il ne demandait que, de rester sur place. Il ne songeait pas du tout aux conséquences. Il savait seulement qu’il ne voulait pas être trimbalé, qu’il était incapable de supporter plus longtemps les agonisantes secousses du brancard.
La tentation était grande ; si grande, que Brown n’osait pas en croire ses oreilles. « Qu’est-ce que tu dis, mon vieux ?
– Laissez-moi les gars, avez qu’à me laisser. » Des larmes de faiblesse lui montèrent aux yeux. Il secoua la tête, vaguement, abstraitement presque. « Je vous retarde, abandonnez-moi. » De nouveau tout était confus dans sa tête ; il se disait qu’ils étaient en patrouille, et qu’il traînaillait à cause de sa maladie. « Un gars qu’arrête pas de chier il freine tout le monde », dit-il.
Stanley s’approcha de Brown. « Qu’est-ce qu’il veut ? Qu’on le laisse ?
– Oui.
– Tu crois qu’on peut ? »
Brown réussit à piquer une petite crise. « Bordel de Dieu, Stanley, qu’est-ce qui te prend ? » Mais, en lui-même, la tentation n’avait pas diminué. Une profonde lassitude se répandait par tout son corps ; il n’avait aucun désir de continuer. « Allez, allons-y », brailla-t-il. Il aperçut Ridges endormi par terre, et il en fut enragé. « Allez, Ridges, t’as fini de tirer au cul ? »
Ridges se réveilla lentement, posément presque. « Je faisais que me reposer, c’est tout, se plaignit-il avec douceur. Si qu’on veut prendre un petit repos,.. » Il se ramassa, boucla son ceinturon et s’approcha du brancard. « Bon, moi je suis prêt. »
Ils se remirent en marche, mais leur halte leur avait joué un mauvais tour. L’exhortation, la tension, s’étaient évanouies qui, faute de mieux, les avaient talonnés jusqu’à présent. Au bout de quelques centaines de mètres ils se retrouvèrent tout aussi fatigués qu’avant leur halte, tandis que la chaleur les étourdissait et ajoutait à leur faiblesse. Wilson gémissait presque sans arrêt.
Ses plaintes les tourmentaient. Ils se sentaient impuissants et maladroits. Les souffrances du blessé semblaient s’infiltrer dans leurs bras à travers les manches du brancard, et ils se crispaient de douleur toutes les fois que Wilson faisait entendre un râle. Pendant le premier demi-mille, tant qu’ils eurent un restant" de souffle, ils n’arrêtèrent pas de se quereller. Quoi qu’ils fissent ils se tapaient sur les nerfs les uns les autres, et ils s’engueulaient constamment.
« De Dieu, Goldstein, tu peux pas faire attention ? criait Stanley à la suite d’un ébranlement subit.
– Fais attention toi-même.
– Pourquoi que vous mettez pas la main à la pâte au lieu de gueuler ? grommelait Ridges.
– Aaah, la ferme », criait Stanley.
Et Brown intervenait. « Stanley, tu parles foutrement trop. Si tu te mettais un peu au boulot, hein ? »
Ils continuaient d’ahaner, enragés les uns contre les autres. Wilson se remit à babiller, et ils l’écoutaient avec hébétude. « Dis, pourquoi vous me laissez pas, un homme qui -sait plus serrer son cul vaut foutre rien du tout. Je fais que vous freiner. Laissez-moi, c’est tout ce que je demande. Vieux Wilson se débrouillera, vous faites pas de bile pour lui. Laissez-moi. Laissez-moi tout seul je vous
Weitere Kostenlose Bücher