Les Nus et les Morts
torturer ou quoi ? » Une agitation, une urgence, s’emparaient de lui. « Donne-lui à boire, qu’est-ce que ça te coûte ?
– – Ça serait un meurtre, dit Goldstein.
– Eh, ta gueule, espèce de bâtard juif, dit Stanley furieusement.
– Je te défends de me parler sur ce ton », dit Goldstein d’une voix de tête. Il tremblait de colère, et derrière son indignation venait le souvenir écrasant d’un Stanley si amical la veille encore. « On ne peut faire confiance a aucun d’eux », pensait-il avec une sorte de plaisir amer. Cette fois-ci, du moins, il en avait la certitude.
« Ça suffit comme ça, intervint Brown. Allez, en route. » Sans leur donner le temps de poursuivre il s’empara d’un manche du brancard et leur fit signe d’en faire autant. Ils se remirent à tituber sous l’éclat éblouissant du soleil.
« Donne-moi de l’eau », pleurnichait Wilson.
Stanley s’immobilisa. de nouveau. « Donnons-lui son eau, mettons fin à son supplice.
– La ferme, Stanley ! » dit Brown, agitant lâchement son bras libre. « Avance et tais-toi. » Stanley lui lança un regard furibond. A travers son épuisement il nourrissait une haine intense à l’endroit de Brown.
Wilson fut repris par ses souffrances. Il allait à la dérive, inconscient par moments des cahots du brancard, ne songeant à rien en rapport direct avec lui-même. Filtrées par son délire, des sensations s’écoulaient le long de son corps. Il sentait les tiraillements de sa blessure et il voyait une corne qui fraisait son estomac, s’arrêtait, puis repartait de nouveau. « Ahhhrr. » Il s’entendit gémir, sans sentir sa voix s’échapper de sa gorge. Il avait si chaud. Il dérivait pendant de longues minutes, sa langue explorant la racine de ses dents à la recherche d’une trace d’humidité. Il était convaincu que ses jambes et ses pieds étaient en feu et il les tiraillait, les frottait, comme pour étouffer la flamme qui les consumait. « Eteins-les, éteins-les », marmonnait-il de temps en temps.
Un nouveau lancinement s empara de lui, familier, pressant. Il ressentit une crampe dans le bas-ventre, et la sueur sur son front se comprima en gouttelettes. Il se raidit, luttant comme un enfant qui craint la punition, puis il céda à la poussée de ses boyaux et s’abandonna au plaisir d’évacuer. Il se trouvait de nouveau sur le devant de la clôture démolie qui contournait la maison paternelle, et le soleil méridional distillait une molle sensualité dans ses reins. « Hé ! moricaud, comment qu’il s’appelle ton mulet ? » ronchonna-t-il, content et vidé, poussant un petit rire sans force. Sa main saisit le bord de la civière et, tournant la tête, il suivit des yeux la jeune Négresse. La femme, à ses côtés, lui caressait le ventre. « Woodrow, c’est-il que tu craches toujours avant de pisser ?
– Ça porte chance », grogna-t-il à haute voix, sur le point de vider sa vessie. Mais un autre lancinement, aigu et déchirant, lui traversa les reins. Il se souvint, ou au moins sa chair se souvint, de la difficulté qu’il avait à uriner, et ses muscles se nouèrent. Sa vision s’écroula, le
laissant conscient et troublé et perplexe – conscient pour la première fois à quel point il s’était souillé. Il imagina l’état dans lequel il se trouvait, et une grande détresse s’empara de lui. « Pourquoi diable que ça m’est arrivé à moi ? Qu’est-ce que ç’a de commun avec l’amour ? » Il leva la tête, murmurant : « Brown, te crois que cette blessure me débarrassera de mon pus ? »
Mais personne ne lui répondit et il retomba sur son dos, rêvassant à sa maladie. Une suite de souvenirs désagréables l’obséda et il redevint sensible aux cahots de la civière, à la peine de rester à plat dos pendant tant d’heures. Il fit une faible tentative pour se retourner, mais c’était trop douloureux. On eût dit que quelqu’un pesait sur son ventre.
« Allez-vous-en », cria-t-il.
Puis il se ressouvint du poids qui l’écrasait. Des semaines plus tôt, quand les Japonais essayèrent de traverser la rivière et qu’il les attendit derriere sa mitrailleuse, il avait ressenti la même pression sur sa poitrine et sur son ventre.
« Nous-vous-venir-chercher. ^ C’est ce qu’ils avaient crié à Croft et à lui-même. Se couvrant le visage des mains, il se mit à trembler. « Faut qu’on les arrête les gars, voilà qui
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