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Les Nus et les Morts

Titel: Les Nus et les Morts Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Norman Mailer
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s’amènent, gémit-il, s agrippant à la civière. Banz. aaiiiiay aaiiiiiiiiay ! hurla-t-il, le bruit gargouillant dans sa gorge. Allez, Reconnaissance, debout, debout ici ! »
    Les brancardiers s’immobilisèrent, posant la civière. « Qu’est-ce qu’il gueule ? demanda Brown.
    – Je les vois pas, je les vois pas. Où merde que sont les fusées ? » beuglait Wilson. Il serrait la crosse d’une mitrailleuse de la main gauche, l’index sur la détente. « Qui c’est qu’est avec l’autre mitrailleuse ? Je peux pas me rappeler. »
    Ridges secoua la tête. « Il parle de cette attaque japonaise sur la rivière. »
    Quelque chose de la panique de Wilson se communiqua aux autres. Goldstein et Ridges, qui furent de l’attaque,. regardaient Wilson avec malaise. Les vastes et nues étendues des collines leur parurent un peu sinistres.
    « J’espère qu’on ne tombera pas sur des Japonais, dit Goldstein.
    – Pas de danger », dit Brown. Il épongea la sueur sur ses yeux, regarda vaguement au loin. « Y a personne par ici », haleta-t-il. Une sensation d’impuissance, de désespoir, s’épancha en lui. S’ils devaient tomber dans une embuscade maintenant… De nouveau il eut envie de pleurer. On exigeait de lui tant de choses, et il était si affaibli. Un tourbillonnement nauséeux lui dilata l’estomac et il rota à vide, vaguement soulagé par la sueur froide qui le couvrit. Il ne pouvait pas abandonner. « Faut qu’on se remet en marche les gars », s’entendit-il dire.
    Le mouchoir humide posé sur le front de Wilson l’empêchait de voir clairement. Le carré de coton, d’un brun olive, se chargeait au soleil de jaunes et de noirs qui semblaient pénétrer dans son cerveau. Il se faisait l’effet de manquer d’air. Une fois de plus ses mains se mirent à tâtonner autour de sa tête. « Sacré nom de Dieu, cria-t-il en se débattant, déplaçons ces Japonais si qu’on veut emporter un bout de souvenir. Qui qu’a mis ce sac sur ma tête ? Red, c’est une sale farce de jouer ça à un copain. J’y vois rien dans cette putain de cave, enlève ce Japonais de mn tête. »
    Le mouchoir glissa sur son nez et il battit des yeux au soleil, puis il ferma les paupières. « Faites gaffe à ce serpent ! hurla-t-il, le corps crispé. Red, le manque pas, vise bien, vise bien. » Il grommela incompréhensiblement, puis son corps se détendit. « Je vous le dis, un type qu’est mort ressemble à une épaule d’agneau qui sent mauvais. » Brown replaça le mouchoir, et Wilson se débattit là-dessous. « Je peux pas respirer. Nom de Dieu, ils nous tirent dessus, tu sais nager Taylor, nom de Dieu de merde laisse-moi passer derrière le canot ! »
    Brown frémit. Wilson parlait de l’invasion de Motome. Brown se revoyait à la mer, il revivait la terreur finale, déjà mêlée d’abandon, qui vient de l’acceptation de la mort. Son épuisement aidant, il eut, le temps d’une seconde, l’impression d’ingurgiter de grandes gorgées d’eau, éprouvant la même ; surprise engourdie à constater qu’il ne pouvait pas s’empêcher d’avaler à pleine gorge : l’eau descendait en lui d’un mouvement et d’une volonté qui lui étaient propres.
    « Voilà où est la cause de tout ça », pensa-t-il avec amertume. La mémoire débridait toujours en lui ces paniques et ces faiblesses. Il avait appris que le fracas tourbillonnant de la guerre le laissait sans ressources, et il n’avait jamais réussi à se reprendre. Avec obstination, à travers son épuisement, il se répétait qu’il lui fallait ramener Wilson à bon port, mais il n’y croyait plus du tout.
    Les brancardiers poursuivirent leur marche au cours de -tout l’après-midi. Vers deux heures il se mit à pleuvoir, et le sol bientôt devint boueux. La pluie, d’abord, leur parut un bienfait ; elle apaisait leur chair brûlante, ils remuaient leurs orteils dans la fange qui s’infiltrait dans leurs bottes. L’humidité de leurs vêtements était agréable, qui leur apporta un instant de fraîcheur. Mais à mesure que la pluie continuait le sol devenait trop meuble et leurs uniformes se mirent à adhérer inconfortablement à leur peau. Ils glissaient dans la boue et leurs chaussures alourdies s’enfonçaient à chaque pas dans la vase. Ils étaient trop éreintés, trop anesthésiés, pour avoir noté de prime abord la différence, mais au bout d’une demi-heure leur marche se ralentit presque à zéro.

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