Les Nus et les Morts
nonchalance affectée, il paraît qu’on nous enverra des filles de la Croix-Rouge après la campagne, mais bien sûr rien n’est moins certain. »
– Il faudrait aménager une partie de la plage, faire construire des cabines. Ça pourrait devenir bien agréable, après tout.
– On nous fera reprendre la route », dit l’autre, allumant une cigarette. « Le pire de la besogne échoit toujours à l’infanterie. Mais, par Dieu, je voudrais que la campagne soit finie.
– – A quoi bon ? Il nous en faudra alors écrire l’histoire. Voilà bien le pire de l’affaire. »
Dalleson soupira. Leur conversation à propos de la fin de la campagne le déprimait. Qu’allait-il faire au sujet de ce rapport ? Il ressentit un doux tiraillement dans ses entrailles. Il n’eût pas été désagréable de rester sur place, de contempler une visite aux latrines – si seulement on vous laissait tranquille. Une batterie fit feu au loin, entamant d’un écho lugubre l’air suffocant. Le commandant décrocha l’écouteur du téléphone de campagne posé sur son bureau, tourna la manivelle. « Donnez-moi
Potential Red Easy », grogna-t-il à l’adresse de l’opérateur.
Il demanda l’officier commandant de la compagnie E. « Windmill, ici Lanyard, dit-il, se servant du code.
– Qu’y a-t-il, Lanyard ?
– Vous m’avez envoyé ce matin un rapport de patrouille. Numéro 318, vous voyez lequel je veux dire ?
– Oui.
– C’est pas des bobards, cette sacrée histoire ? Et accouchez, Windmill. Si un de vos gars l’a fabriquée et que vous le couvriez, je vous fais couper les oreilles,
– Non, le rapport est véridique. Je l’ai vérifié moi-même, j’ai parlé au chef de l’escouade. Il jure qu’il n’a pas monté le coup.
– Bon, je vais procéder sur le – il tâtonna à la recherche du mot qu’il avait si souvent entendu prononcer
– sur la conjecture que le rapport est correct. Et que le Ciel vous protège s’il l’est pas. »
Le commandant s’épongea le visage. Pourquoi fallait-il que le général fût absent précisément aujourd’hui ? Il en voulait à Cummings de n’avoir pas prévu la situation. Il lui fallait prendre une initiative séance tenante, mais, ne sachant que faire, il prit la décision d’aller aux latrines.
Assis sur la planche, sentant la brûlure du soleil sur son ventre dénudé, le commandant s’efforçait de réfléchir. (Mais il était distrait. La puanteur des latrines était extrêmement puissante dans la chaleur matinale, et il se proposa d’assigner cet après-midi même une corvée pour la construction d’une nouvelle latrine à l’usage des officiers. Sa figure rougeaude suait profusément dans le soleil. « Cette fois-ci j’y ferai mettre un toit », se dit-il, regardant d’un œil morose l’enclos de bambou.
Eh bien, que diable pouvait-il faire sinon envoyer une »« patrouille pour occuper le bivouac abandonné ? Si l’opération s’accomplissait sans mal, il aurait toujours le temps de se faire du tintouin quant au pas suivant. Un soupçon de brise caressa ses tempes et il songea avec mélancolie là la plage, à l’eau agréablement fraîche de l’océan, aux palmiers dont la silhouette se profilait sur la côte. Quelque part dans la jungle, à des milles de là, quelque chose se passait chez les Japonais. Peut-être leur chef des opéra-ions croupissait lui aussi sur sa tinette en ce moment, songea-t-il avec un sourire.
Mais quelque chose clochait chez eux. Les cadavres japonais semblaient dernièrement plus décharnées que d’habitude. Un blocus était censé couper toutes ces îles de leurs bases de ravitaillement, mais bien sûr pas question de compter sur la marine pour savoir la vérité à ce sujet. Le commandant était las. Pourquoi était-ce à lui de prendre des décisions ? Il perdit la notion du temps à écouter le bourdonnement frénétique des mouches sous les lunettes de la latrine. Quelques unes vinrent se cogner contre ses hanches nues, et> il grogna d’aversion. Foutre oui, on avait sûrement besoin d’une nouvelle chiotte.
Il se redressa, se débrouilla tant bien que mal avec le papier hygiénique détrempé par la pluie nocturne. Il devait y avoir mieux qu’une boîte de conserves comme couvert. Il s’efforçait de penser à quelque autre moyen pour garder le papier au sec. Quelle journée poisseuse.
Il se rendit au mess des officiers pour se faire servir une bière glacée.
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