Les Nus et les Morts
qui affleurait à son esprit, d’une voix affaiblie de crécelle ou encore criant sans contrôle. Et les porteurs l’entendaient sans comprendre et sans s’efforcer de comprendre le sens de ses mots.
« Y avait une femme à Kansas quand j’étais à Uley, elle venait me chercher et on vivait comme si j’étais son mari. Je dormais jamais dans cette maudite caserne, j’y disais que ma femme habitait la ville. Elle me faisait ta popote et elle me raccommodait mon uniforme et elle empesait mes chemises joli comme tout, y avait rien qu’elle refusait de faire pour moi. » Il sourit rêveusement. « Attendez un moment, j’ai une photo d’elle, je vas vous la montrer. » Sa main tâtonnait à l’entour de sa poche, puis il n’y songeait plus. « Elle s’imaginait que j’étais pas marié et j’y ai jamais dit le contraire, je me suis dit que je vas peut-être me recoller avec elle après la guerre parce que bigre non ç’a pas de sens de perdre une femme qui fait ton affaire, j’ai jamais pu comprendre ça. J’y ai dit que j’étais un licencié et elle m’a cru. Ces bon Dieu de femmes elles gobent n’importe quelle foutaise pourvu que t’arrêtes pas de leur raconter des bobards. » Il soupira, toussa faiblement, et un peu de sang remonta sur ses. lèvres, ravivant son angoisse. Malgré sa lassitude, il refusait d’abandonner la partie. « Quand on me ramènera ces maudits toubibs me retaperont tout neuf. » Il secoua la tête. La balle avait fendu ses chairs avec une force incroyable, il saignait par intermittence depuis un jour et demi, il était secoué et cahoté sur le brancard, sa blessure lui infligeait d’atroces accès de douleur, mais l’idée d’abandonner ne lui effleura jamais l’esprit. Il y avait tant de choses qu’il voulait faire. « Vous savez, je dis pas
que c’est bien de baiser une Négresse, mais ça me dé mange de temps à autre. Y avait une môme noire qui passait presque tous les jours devant la maison de mon père, et je peux encore voir comment qu’elle tournait du cul. »
Il se souleva à moitié sur son coude, regardant Ridges avec insistance,
« Jamais baisé de la bidoche noire ? » demanda-t-il.
Ridges s’arrêta, puis reposa le brancard. Pour une fois il venait de faire attention aux paroles de Wilson. « C’est pas une manière de causer », lui dit-il. Il haletait lourdement, son regard posé sur Wilson comme s’il n’arrivait pas à le distinguer. « Pfoui », fit-il. En dépit de son épuisement il était profondément choqué. « Te devrais savoir que c’est pas des choses à dire, hoquetât-il.
– Ridges, t’es qu’un -chialeur », dit Wilson.
Ridges secoua la tête, comme un taureau. Il y eut bien des choses au cours de sa vie qui lui furent interdites. Faire l’amour avec une Négresse était à ses yeux un luxe aussi bien qu’un péché ; cela faisait partie de ces choses monstrueuses qui vous tuent si l’on y touche. « La ferme, Wilson. »
Mais Wilson était déjà loin. La chaleur de son corps, la lourde et plaisante lassitude de ses membres, lui donnaient le change. Il se croyait à l’instant de la passion sexuelle et une lascive volupté épaissit sa gorge. Il ferma les yeux, revoyant un clair de lune au bord de la rivière qui avoisinait sa ville natale. Il rit sous cape, sans force, avala un caillot. Il sentit une crispation dans ses joues et constata avec surprise qu’il pleurait tout doucement.
Tout à coup il redevint conscient de sa bouche, de sa langue qui pendillait dans sa gorge. « Un peu d’eau, hein, dites ? » II n’y eut pas de réponse, et il répéta patiemment : « Tout juste une petite gorgée, hein, dites ? »
Ils ne lui répondirent pas, et il se mit en colère. « Bordel de Dieu, donnez-moi un peu d’eau.
– Patience, dit Ridges d’une voix enrouée.
– Dites, demandez-moi tout ce que vous voulez, mais donnez-moi un peu d’eau. »
Ridges reposa le brancard. Les plaintes de Wilson lui écorchaient les sens ; c’était la seule chose qui pût désormais l’arracher à son apathie.
« Z’êtes qu’une bande de salauds, dit Wilson.
– T’as pas droit de boire », dit Ridges. Le refus qu’il opposait à Wilson lui était d’autant plus pénible qu’il ne voyait aucun mal à lui donner son eau. Mais, en même temps, il lui en voulait. « On s’en passe bien nous autres, et sans faire des histoires », se dit-il. « . Wilson, t’as pan droit de
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