Les Nus et les Morts
leur aspect, qui ne changeait jamais, était enrageant.
Il y avait là le lieutenant-colonel Webber, un Néerlandais gras et courtaud avec un perpétuel sourire stupide, qu’il ne quittait que pour enfourner une bouchée. Il avait le commandement du génie de la division. Il avait la réputation d’un. officier capable, mais Hearn ne lui avait jamais entendu rien dire, ni vu rien faire, sinon manger avec un féroce et affolant appétit n’importe quelle ripopée qui sortait de l’inépuisable stock des conserves.
En face de Webber, de l’autre côté de la table, étaient assis les « jumeaux », le commandant Binner, chef d’état-major, et le colonel Newton, commandant du 460" régiment. Tous deux étaient de grande taille ; ils avaient la mine lugubre, le visage long, les lunettes cerclées d’argent, les cheveux prématurément gris. Ils ressemblaient a deux pasteurs, et ils parlaient rarement. Une fois, à l’heure du dîner, le commandant Binner avait manifesté des dispositions religieuses ; il avait entrepris un monologue qui dura dix minutes, avec références appropriées aux versets de la Bible, et cette disposition était la seule chose qui le distinguât aux yeux d’Hearn. Newton, un homme d’une timidité pénible et d’excellentes manières, sortait de West Point. Le bruit courait qu’il n’avait jamais touché à une femme ; mais, ceci étant la jungle du Pacifique du sud, Hearn n’eut pas l’occasion d’observer sur les faits la misogynie du colonel. Cependant, derrière ces bonnes manières se cachait un personnage extrêmement tatillon qui querellait ses officiers d’une voix molle, et dont on disait qu’il n’avait jamais eu de pensée qui ne lui eût été soufflée par le général.
Ces trois-là devaient être assez inoffensifs ; Hearn ne leur avait jamais adressé la parole et ils ne lui avaient pas nui, mais dans ce moment il les abominait avec la violence particulière que l’on éprouve parfois à l’endroit d’un vilain meuble de famille. Ils l’embêtaient parce qu’ils étaient à la même table que le lieutenant-colonel Conn et les commandants Dalleson et Hobart.
« Par Dieu, disait présentement Conn, c’est une belle honte que le Sénat ne les ait pas envoyés paître depuis longtemps. Dès qu’il s’agit des syndicats, le Sénat marche sur la pointe des pieds ; mais essayez seulement d’obtenir un tank de renfort, essayez seulement. » Il était de taille médiocre, plutôt vieux, avec une face ridée et de petits yeux assis un rien inégalement sous son front, comme s’ils ne fonctionnaient pas ensemble. Il était presque chauve, avec une touche de cheveux gris au-dessus de la nuque et des oreilles, et son nez était large, enflammé, veinulé de filaments bleus. Il buvait beaucoup et supportait bien la boisson ; seule l’autorité rauque et épaisse de sa voix prouvait son intempérance.
Hearn soupira, se servit un peu d’eau tiède contenue dans un pot émaillé gris. Des gouttes de sueur pendillaient sous son menton, incertaines si elles allaient s’engager le long de son cou ou plonger dans son assiette. Il s’essuya le menton dans la manche de sa chemise, sentant une brûlure caustique corroder son épiderme. Sous le toit de la tente les conversations papillotaient autour des tables.
« Cette fille avait de quoi. Mon vieux, demandez à Ed, il vous le dira.
– Mais pourquoi ne pas établir ce réseau en jonction avec Paragon Red Easy ? »
Est-ce que ce repas n’allait jamais finir ? Hearn leva la tête, vit le général qui le regarda fixement le temps d’une seconde.
« Quelle honte, crédieu, grommelait Dalleson.
– Je vous le dis, nous devrions pendre haut et court jusqu’au dernier de ces fils de chose. »
Cette dernière sortie devait appartenir à Hobart. Hobart, Dalleson, Conn, trois variantes d’un même thème. Sergents-chefs de l’active devenus officiers. « Tous les mêmes », se dit Hearn. Il sourit intérieurement en imaginant ce qui arriverait s’il leur avait dit de la fermer. Hobart – c’était facile. Hobart aurait eu un hoquet de surprise, puis il aurait agité ses galons. Dalleson l’aurait probablement invité à sortir dehors. Mais qu’aurait fait Conn ? Conn était le problème. Conn était un vieux cheval de retour : quoi que vous ayez jamais fait, il l’avait fait avant vous. Quand il ne chevauchait pas la politique il était votre ami, votre paternel ami.
Hearn le laissa de
Weitere Kostenlose Bücher