Les Nus et les Morts
côté, pour reconsidérer Dalleson. Il n’y avait qu’une seule possibilité en ce qui concernait Dalleson : devenir enragé et vouloir se battre. Il était trop fort et trop grand pour être bon à n’importe quoi d’autre, plus grand et plus fort même que Hearn, et sa face rouge, son cou de taureau, son nez cassé, n’exprimaient jamais que rage, ou hilarité, ou ahurissement – un ahurissement passager, jusqu’à ce qu’il eût compris ce qu’on lui voulait. Il avait l’air d’un joueur de football professionnel. Dalleson n’était pas un problème : potentiellement, il avait même de quoi être un brave homme.
Hobart lui non plus n’était pas un problème : Hobart, la Grande Brute Américaine. Hobart, le seul à n’avoir pas été sergent-chef de l’active mais – ce qui valait presque autant – mais employé de banque ou gérant de succursale de quelque grand magasin. Avec une lieutenance dans la Garde nationale. Il était ce qu’on s’attendait qu’il fût : jamais en désaccord avec ses supérieurs, jamais d’accord avec ses subordonnés. Il prétendait cependant à l’affection des uns et des autres. Parlant le gros, l’encroûté patois des Légions américaine-Rotary Club-Chambre de Commerce, il se répandait en menaces et cajolait, ne manquait jamais de faire le bon gars pendant les quinze premières minutes qui suivaient son entrée en scène, pour aussitôt se défier de vous avec l’arrogance innée, avec la suspicieuse et aveuglante arrogance des hommes de sa sorte. Il était grassouillet et rubicond, avec des joues renfrognées et la bouche petite et étroite.
Hearn n’avait jamais questionné la justesse de ces impressions. Dalleson, Conn et Hobart se tenaient toujours ensemble. Il voyait en quoi ils différaient les uns des autres. En fait ; il détestait Dalleson un peu moins que les deux autres, il reconnaissait leurs traits distinctifs, leurs compétences respectives, et cependant il les confondait dans son mépris. Ils avaient trois choses en commun qui, à ses yeux, effaçaient tout ce qui les différenciait d’autre part. En premier lieu ils avaient tous la face rouge, et le père d’Hearn, un capitaliste du Middle-west qui avait bien réussi dans les affaires, avait toujours exhibé un visage haut en couleur. Deuxièmement, tous trois avaient la bouche petite, étroite, serrée, – ce contre quoi Hearn nourrissait une prévention particulière ; et troisièmement, le pire de tout, aucun d’eux n’avait jamais éprouvé le moindre doute quant à la validité de ce qu’ils disaient ou faisaient.
Il était arrivé à Hearn de s’entendre dire a plusieurs reprises qu’il n’aimait les hommes que dans l’abstrait et jamais dans le concret – un cliché bien entendu, une trop facile simplification, encore que non point sans quelque vérité fortuite. Il méprisait les six officiers de la table voisine parce que malgré leur haine des youpins, des moricauds, des Russes, des Anglais, des Irlandais, ils s’aimaient entre eux, tripotaient joyeusement la femme de leur copain, se soûlaient de compagnie sans craindre de perdre leur tenue, faisaient des virées dans les bordels en dépensant avec allégresse en une soirée ce qu’ils ne gagnaient pas en un mois. Par leur seul fait d’exister ils avaient gauchi les meilleurs esprits, les plus remarquables talents de la génération d’Hearn, en quelque chose de malade, de plus borné que les Conn-Dalleson-Hobart. Il semblait que l’on fût toujours tenu soit de jouer leur jeu, soit d’aller se terrer peureusement dans quelque trou de rat.
La chaleur, qui s’était entre-temps solidifiée sous la tente, l’attaquait comme une langue de feu. Les murmures, le vacarme de la vaisselle de fer-blanc, raclaient son cerveau comme une lime. Un planton passa au galop, posant sur chaque table un bol de pêches de conserve.
« Prenez ce bonhomme… disait Conn, mentionnant le nom d’un chef syndicaliste bien connu. Maintenant, par Dieu, je sais de source sûre – son nez remuait avec entêtement – je sais qu’il a une moricaude pour maîtresse.
– Jésus, quand on y pense, gloussa Dalleson.
– J’ai même entendu dire qu’il a eu d’elle une couple de petits bâtards basanés, mais ça je ne le garantirais pas. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il a de fort bonnes raisons pour pousser au passage de ces projets de loi qui feraient du moricaud un Roi Jésus. Cette sienne maîtresse dirige
Weitere Kostenlose Bücher