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Les Nus et les Morts

Titel: Les Nus et les Morts Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Norman Mailer
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roulante. De plus, la campagne venant à peine de commencer, le menu des officiers ne s’était pas encore amélioré par rapport à celui des troupes. Il y eut une ou deux fois du gâteau ou de la tarte, et un jour il y eut de la salade quand on put acheter une caisse de tomates à bord d’un cargo de passage, mais en général les repas étaient plutôt mauvais ; et comme les officiers payaient leur table sur leur Indemnité de nourriture, ils ressentaient cet état de choses avec un rien d’aigreur. Chaque plat était salué d’un murmure de dégoût, prudemment atténué du reste, car le général prenait maintenant ses repas au mess, à une petite table située à l’une des extrémités de la tente.
    Le désagrément se faisait sentir davantage aux repas de midi. Le mess avait été érigé dans l’aire la moins agréable du bivouac, à plusieurs centaines de mètres de la plage, à l’écart de l’ombre des cocotiers. Le soleil tapait directement sur la tente, si bien que même les mouches voletaient avec paresse dans l’air surchauffé. Les officiers mangeaient dans une atmosphère accablante, perdant leur sueur dans leurs assiettes. A Motome le bivouac permanent de la division avait été monté dans un petit vallon où un ruisseau sourdait dans les rochers adjacents, et ce contraste ne manquait pas d’être exaspérant. Aussi les conversations n’y étaient pas très animées, ni les prises de bec tout à fait exceptionnelles. Mais, du moins, les querelles, quand elles avaient lieu, n’empiétaient pas trop sur les hiérarchies. Un capitaine pouvait avoir eu des mots avec un commandant, un commandant avec un lieutenant-colonel, mais jamais des lieutenants ne firent des observations à des colonels.
    Le lieutenant Hearn en était fort conscient. Il était conscient d’un grand nombre de choses, mais même un sot aurait su qu’un sous-lieutenant, en vérité le seul sous-lieutenant au Q. G., ne devrait pas s’amuser à chercher la bagarre. En outre, il n’ignorait pas qu’on le jalousait. Que le général l’eût nommé son aide de camp alors qu’il n’avait rejoint l’unité que vers la fin de la campagne de Motome, cela, aux yeux des autres officiers, constituait un coup de chance tout à fait immérité.
    En plus de tout cela, Hearn n’avait guère fait des frais pour se faire des amitiés. C’était un homme de grande taille, avec une toison de cheveux noirs et une face lourde et immobile. Au-dessus d’un nez court, plat, légèrement crochu, le regard de ses yeux marron était froid et imperturbable. Large, fine, sans expression, sa bouche dominait en saillie la masse solide de son menton, et sa voix tranchante, qu’amincissait un filet de mépris, étonnait dans un homme de sa taille. Encore qu’il l’eût nié parfois, il n’aimait que bien peu de personnes, et la plupart de ceux qui avaient affaire à lui s’en rendaient compte avec gêne au bout de quelques minutes. Il appartenait, avant toute chose, à ce genre d’hommes que les autres aiment voir humiliés.
    Le bon sens lui commandait de rester coi. Mais, depuis les dix dernières minutes du repas la sueur n’arrêtait pas d’imbiber sa chemise et de couler dans son assiette, et il résistait mal à son envie d’écraser le contenu de son plat contre le visage du lieutenant-colonel Conn. Il y avait deux semaines qu’il mangeait sous cette tente, assis avec sept autres lieutenants et capitaines à cette table qui touchait celle où Conn parlait dans ce moment, et cela faisait deux semaines qu’il l’entendait pérorer sur la stupidité du Sénat (ce sur quoi Hearn eût été d’accord, mais pour des raisons différentes de celles de Conn), sur l’infériorité des armées russes et anglaises, sur la traîtrise et la dépravation des nègres, sur le fait terrible que Juif-York était tombé aux mains des étrangers. Rentrant son exaspération, Hearn avait su avec exactitude, dès la première note, quelle allait être la suite de la symphonie. Jusqu’à présent il s’était contenté de regarder avec fureur son plat et de grogner « bougre de con », ou encore d’observer avec une expression de dégoût concentré la faîtière de la tente. Mais il y avait des limites à sa résistance. Avec son gros corps coincé contre la table, avec sa tête à quelques pouces seulement de la toile surchauffée, il n’y avait pas moyen d’éviter la vue des six commandants et colonels assis à la table adjacente. Et

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