Les Nus et les Morts
à propos de leur travail dans l’après-midi.
Au moins Conn lui aussi aura eu son indigestion.
Le général se leva sans hâte et quitta la tente. C’était le signal pour les autres qu’ils pouvaient se lever de table à leur tour. Le regard de Conn rencontra celui d’Hearn pour un instant, puis leurs yeux se détournèrent avec embarras. Après avoir patienté le temps d’une minute, Hearn enjamba le banc et s’en fut. Ses vêtements étaient trempés, et l’air du dehors lui fit l’effet d’une eau fraîche.
Il alluma une cigarette, marchant avec irritation à travers le bivouac, s’arrêtant quand il avait atteint le fil barbelé, revenant sur ses pas vers les cocotiers, regardant avec humeur l’amas éparpillé de tentes d’un vert sombre. Quand il eut parcouru le bivouac en tous sens il descendit la falaise à pic qui menait vers la plage, marchant dans le sable, donnant çà et là un coup de pied distrait dans les déchets qui y traînaillaient depuis le jour de l’invasion. Quelques camions le dépassèrent, une équipe d’hommes s’en allait en corvée, la pelle en travers sur l’épaule, la ïambe traînant dans le sable. Loin en mer des cargos à l’ancre chassaient paresseusement dans la chaleur du jour. Sur sa gauche une embarcation d’assaut s’approchait d’un dépôt de ravitaillement.
Hearn jeta sa cigarette et fit un signe de tête courtois à l’adresse d’un officier qui le croisait. L’autre répondit, mais après une pause dubitative. Rien à faire, il était dans le bain à partir d’à présent. Conn était un sale crétin, mais lui avait été doublement crétin. C’était une vieille histoire : quand il ne pouvait plus encaisser quelque chose, il s’enflammait d’un seul coup. C’était la faiblesse même. Il ne pouvait pas supporter ce continuel paradoxe dans lequel ils vivaient, lui et les autres officiers. C’avait été différent, en Amérique ; les mess étaient séparés, les quartiers d’habitation étaient séparés, et si vous faisiez une gaffe cela ne tirait pas à conséquence. Mais ici ils dormaient dans des couchettes, tandis qu’à quelques pas de là les hommes dormaient à même le sol ; on leur servait leur repas, de mauvais repas, soit, mais tout de même nervis dans des assiettes, tandis que les autres mangeaient sur leurs genoux après avoir fait la queue au soleil. Il y avait plus : à dix milles de là des hommes étaient tués, l’t cela posait d’autres problèmes moraux que lorsque des hommes étaient tués à trois mille milles de là. Chaque fois qu’il traversait le bivouac il avait cette même sensation : le vilain vert de la jungle qui commençait à quelques mètres à peine derrière le fil barbelé, la délicate rosace de cocotiers contre le ciel, l’aspect jaune, charnu, chancreux de toute chose, – tout se combinait pour nourrir son dégoût. Il remonta la falaise, promena son regard sur le champ couvert de tentes de toute grandeur, sur les camions et les jeeps qui, s’entassaient dans le parc automobile, sur la file de soldats vêtus de salopettes vertes qui leur allaient mal, sur leur long piétinement dans I attente dû rata. Les hommes, ici, avaient pris leur temps pour arracher à l’épouvantable rudesse du terrain quelques mètres carrés, ils avaient nettoyé la place de ses pires broussailles et racines ; mais là-bas, dans la jungle, les troupes de ligne ne pouvaient pas s’aménager un lieu vivable parce qu’elles ne restaient qu’un jour ou deux dans un même endroit, et aussi parce qu’il eût été dangereux de s’exposer. Ils couchaient dans la boue, avec les insectes et la vermine, tandis qu’ici les officiers râlaient parce qu’on ne leur donnait pas leurs serviettes de papier, parce que le menu laissait à désirer.
Il y avait une espèce de sentiment de culpabilité à être officier. Ce sentiment, ils l’avaient tous éprouvé, au début ; à leur sortie de l’école préparatoire pour officiers, leurs privilèges les avaient d’abord gênés. Mais il était commode d’oublier, et l’on avait toujours les bonnes raisons des manuels – bonnes assez pour vous convaincre dès lors que vous vouliez en être quitte. Bien rares étaient ceux qui n’arrivaient pas à se débarrasser de leurs scrupules.
Cette chose, la culpabilité d’avoir le vent en poupe, existait donc dans l’armée. Chose très subtile, à peine perceptible, et réelle cependant. Lui, par exemple :
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