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Les Nus et les Morts

Titel: Les Nus et les Morts Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Norman Mailer
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disait pas, il ne le pensait même pas, mais l’idée prenait forme en lui par-delà les mots. Il avait trop souffert au cours de ces deux dernières journées ; il avait connu les premières nausées de sa fatigue, les accès de stupeur qui s’ensuivirent, l’exaltation proche de la fièvre. Il y avait autant de paliers à la peine qu’au plaisir. Une fois que sa volonté lui avait interdit de s’effondrer il s’était enfoncé de plus en plus profondément dans son épuisement et son agonie, encore que sans en jamais toucher tout à fait le fond. Mais au point où il en était, toutes proportions avaient perdu leur sens. Sa vue fonctionnait tout juste assez pour lui permettre de se rendre compte spontanément où il posait le pied ; il percevait et flairait de petits événements isolés ; il lui arrivait même de prendre conscience de son corps endolori ; mais tout cela lui était extérieur, comme un objet qu’il eût tenu dans sa main. Son esprit était à la fois émoussé et à vif, dénudé et torpide.
    « Le cœur des nations. » Ce mot – après deux jours et quinze milles de titubation sous un soleil tropical, après une éternité passée à coltiner le corps de Wilson à travers un pays étranger et désert – ce mot lui devenait compréhensible". Les sens endigués, l’esprit pris de vertige, il chancelait lé long d’une enfilade peuplée de symboles. Wilson était un objet dont il ne pouvait se défaire. Une angoisse l’y liait, qu’il ne comprenait pas. S’il l’abandonnait, s’il ne le ramenait pas, alors quelque chose de véreux, quelque chose de terrible se révélerait à lui. Si le cœur venait à mourir… La suite de sa pensée se perdit dans la fange de son effort. Ils le portaient et le portaient, et il ne mourrait pas. Son estomac était en pièces, il avait saigné et chié, il avait croupi dans les hauts et les bas d’une fièvre de plomb, il avait souffert les tortures d’un brancard grossièrement ficelé et brutalement cahoté, et il n’en était pas mort. Ils le portaient toujours. Il y avait une signification à cela et Goldstein se démenait à sa recherche, son esprit pompant comme les jambes absurdes de celui qui court après un train en marche.
    « J’aime bosser moi, je suis pas un sale tire-au-cul, marmottait Wilson. Si que t’as un boulot t’as qu’à le foutre comme il faut, voilà ce que je dis. » Son souffle gargouillait au niveau de sa bouche. Brown et Stanley. Merde, Brown et Stanley ! Il pouffa faiblement. « Quand l’était gosse, petite punaise May chiait toujours dans sa culotte. » Il divaguait à travers de nuageux souvenirs associés avec l’enfance de sa fille. Petit diablotin, si maligne. Quand elle avait deux ans elle faisait sa crotte derrière une porte de placard. Nom de Dieu, marche dedans, sais-toi. Un rire lui échappa, semblable à un souffle asthmatique. Le temps d’un instant il se rappela avec netteté le mélange d’exaspération et d’hilarité qu’il éprouva à la découverte de ses déjections. « Nom de Dieu, Alice piquera une rage. »
    Elle s’était fâchée le jour qu’il vint la voir à l’hôpital, elle s’était refâchée quand ils eurent découvert qu’il avait une maladie. « J’ai toujours dit qu’une petite dose a jamais tué son homme. Qu’est-ce que ça peut bien foutre, une petite dose de rien du tout ? J’ai eu mon compte cinq fois et ça m’a jamais fait rien de rien, » Il se raidit, s’exclamant comme s’il était en train de discuter le coup : « Donnez-moi seulement de ce pyrdine machin chose comment que vous l’appelez. » Il se tortilla, réussit presque à se soulever sur son coude. « Si qu’une Salope de blessure t’ouvre le bide j’y couperai peut-être pas à l’op-pér-ration parce que ça te vide de tout ton pus. » Il eut un haut-le-cœur, regarda d’un œil voilé le sang qui dégouttait de sa bouche sur la toile imperméable du brancard. C’était si distant de lui-même, et cependant un frisson le parcourut. « Qu’est-ce que t’en dis. Ridges ? Ça te le vide ? »
    Ils n’entendirent pas sa question et il continua à regarder le sang s’égoutter de sa bouche.
    « Je vas mourir. »
    Un tressaut de peur, de résistance, l’entama. Il découvrit le goût du sang dans sa bouche et il se mit à trembler. « Sacré nom de Dieu, je vas pas mourir, j’y vas pas », pleura-t-il, s’étranglant de hoquets et de caillots qui obstruaient sa

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