Les Poilus (La France sacrifiée)
Ils font place aux Français, leur donnent des couvertures. Un caporal de chasseurs assure qu’il doit la vie à un jeune Allemand qui l’a tiré blessé d’un trou d’obus. Un sergent du 272 e d’Amiens, égaré dans une compagnie allemande, est reçu fraternellement, boit du rhum et fume avec les occupants de la tranchée avant de regagner ses lignes. Les Lyonnais du 217 e « oublient toute rancœur ». Ils offrent à des prisonniers épuisés de l’eau et du chocolat. Les exemples de ce genre abondent, ils indiquent que les sentiments d’humanité n’ont nullement disparu dans les lignes.
Il devient de plus en plus difficile d’imposer le sacrifice de l’infanterie, surtout quand Nivelle, qui succède à Pétain, prétend entreprendre en mai la reconquête du fort de Douaumont qu’il a promise aux hommes politiques. Les poilus accablés par les bombardements et les attaques incessantes deviennent comme fous. Un chasseur à pied, assommé devant Thiaumont par le tir ininterrompu de cinq mille obus de 210, submergé par le nombre des assaillants, démuni de grenades et de munitions, saute à la gorge du premier Allemand qui se présente et l’étrangle de ses mains. Les hommes du 30 e régiment d’Annecy croient perdre la raison : ils sont pris sous le tir trop court des Français et celui des Allemands pendant une heure, le jour de Pâques.
Cent batteries de six cents canons lourds ont transformé en croûte la cote 304. Le moral ne résiste pas toujours à ce martèlement monstrueux. Deux compagnies du régiment de Poitiers se rendent, les poilus de Parthenay veulent être capturés, pour en finir. Ils sont morts de soif et mangent du singe depuis cinq jours. Leur découragement est tel qu’une compagnie de jeunes de la classe 16, meurtrie par le bombardement, sort des abris pour gagner l’arrière. Le colonel sort de son PC pour marcher à leur rencontre et les « raisonner ».
Ils ne sont pas les seuls à perdre la tête. Un commandant a perdu son bataillon. Il erre de poste en poste, pour le retrouver. « Ah ! que c’est drôle », dit-il. Il était resté trois jours enterré. En juin, pendant la dernière offensive allemande, ceux du 137 e , les Vendéens de la « tranchée des Baïonnettes », avaient subi pendant des heures, plusieurs jours de suite, le marmitage des pièces lourdes. Les obus de 420 perçaient jusqu’à vingt mètres la terre et les rochers, qui retombaient ensuite pour ensevelir les combattants, comme à l’abri des Quatre-Cheminées. Beaucoup de poilus furent ensevelis dans ces cratères. Mais le lieutenant Comte raconte, pour avoir été l’un des miraculés du 137 e , qu’enseveli sous une marmite il avait été dégagé par une seconde explosion. Comment la raison pouvait-elle résister à un pareil traitement ?
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Les coloniaux eux-mêmes doivent être relevés. Nivelle écrit à Joffre, parle de la « dépression physique et morale » des divisions. Certaines ont besoin d’au moins un mois de repos. Même les « hirondelles de la mort », du célèbre 170 e d’Épinal, ne peuvent plus tenir. La Garde prussienne et les canons lourds ont eu raison de leur résistance.
On vient de rapporter au général Nivelle qu’un homme a été retrouvé pendu dans un abri, parmi vingt poilus hagards. Plus que tout, cette nouvelle alerte et accable le général. Il faut réagir, mais comment ? À Tavannes, le 7 mai, un obus de 380 a provoqué l’explosion de la poudrière et l’effondrement du tunnel, et l’anéantissement du 57 e régiment de Libourne. Il est temps de changer la donne à Verdun. Mangin, qui a échoué dans son avance sur Douaumont, vient d’être rétrogradé. Les régiments du Havre, de Caen et de Rouen ont encore été « sacrifiés » dans cette opération insensée, qui n’avait pas la moindre chance de réussir. Les Basques, Béarnais et Gascons du 34 e n’étaient plus qu’une quarantaine quand ils étaient arrivés au fort.
« Mon commandant, rendez-vous, disaient-ils à leur chef, ayez pitié de nos femmes et de nos enfants. »
Le commandant se rend. Il a perdu les trois quarts de ses hommes. D’autres poursuivent l’attaque, relevant les unités décimées. « Les gars qu’on relève sont fous, dit un Toulonnais du 112 e . Ils se sauvent à notre arrivée sans nous donner aucun renseignement sur les Boches. » Fous, les mitrailleurs du 162 e de Cambrai qui s’écrient, en voyant arriver les
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