Les porteuses d'espoir
Yvette.
— C’est tout ce que j’ai à te dire, ma fille.
Mathieu aussi rentra tard ce soir-là. Mais son parrain ne l’attendait pas, il
ne l’attendait jamais. Mathieu pouvait arriver à l’heure qu’il voulait. Il avait
toute liberté. Il était fatigué de sa soirée, mais heureux. Les poètes s’étaient
surpassés ce soir-là. Il sentait le tabac et l’alcool, et percevait encore la
présence de Roland qui avait passé le plus clair de son temps à ses côtés, lui
mettant une main sur le bras, le frôlant de sa cuisse… Ces furtifs contacts lui
avaient apporté une chaleur insoupçonnée, un trouble inattendu. Mais ce qui
avait été le plus euphorisant était qu’il s’était risqué à lire le texte d’une
de ses chansons. Roland lui avait appris que cela était une forme de poésie. Au
début de la soirée, Roland s’était avancé sur la minuscule scène où seul un
tabouret était placé. De sa chaude voix, il avait lu des extraits de La clé
du cœur. Puis il avait présenté Mathieu, l’invitant à venir réciter
quelques vers à son tour. Timidement, ce dernier avait trouvé le courage d’aller
rejoindre le poète sur la scène. Il n’avait pas l’emphase et le sens dramatique
de la lecture à haute voix comme Roland, mais quand il lut son texte, la pudeur
et la sensibilité qui y étaient contenues le rendirent émouvant. On l’avait
applaudi chaleureusement. Les regards braqués sur lui avaient changé. Roland
avait gardé sa main sur son épaule plus longtemps que nécessaire… On lui avait
offert à boire et on avait trinqué à son talent.
— Surveille-toi, Roland, ton jeune protégé va te détrôner.
— Vous connaissez ce vieux refrain : on est si seul au sommet !Moi, je dis que Mathieu, s’il le veut ou le peut, viendra m’y retrouver et,
sans hésiter, à deux, nous y serons heureux !
Mathieu se dirigea vers sa chambre. Quelle belle soirée ! Légèrement ivre, il
ralentit le pas. Il venait d’entendre un drôle de bruit provenant de la chambre
d’Henry, en face de la sienne. Les bruits se firent plus forts. Son parrain
devait probablement encore faire un cauchemar. Ils n’en avaient jamais discuté.
Mais Mathieu savait pertinemment quel enfer pouvaient devenir des nuits
cauchemardesques. Depuis qu’il était tout petit, ces ombres étaient son lot
nocturne. Il hésita. Avant, il aurait passé son chemin jusqu’à sa chambre, mais
ce soir, l’envie de réconforter son parrain fut la plus forte. S’il lui disait
qu’il comprenait, s’il lui parlait de la poésie qui avait changé sa vie, qui
était la clé du cœur des gens… Peut-être que son parrain irait mieux, comme lui
depuis que Roland avait croisé sa route ? Son parrain combattait un ennemi. Il
allait l’aider, avec ses nouvelles armes, à l’anéantir. Il se décida à aller
dans la chambre d’Henry. Il ouvrit la porte et la laissa grande ouverte. La
lumière de la lampe du corridor pénétra en un long rai qui s’étira jusque sur la
silhouette du dormeur. Mathieu s’avança dans la pièce. Un instant, il étudia
l’effroi du rêveur, imaginant son propre reflet tourmenté, comme s’il se
regardait dans un miroir. À ce moment, sentant inconsciemment la présence de
l’intrus, Henry se réveilla en sursaut.
— Mathieu, qu’est-ce qui se passe ?
Il alluma sa lampe de chevet.
— Je rentrais pis je vous ai entendu gémir.
Henry fit une drôle de mimique.
— C’est rien, juste un mauvais rêve.
Mathieu ne répondit pas. Après la soirée qu’il avait passée, il avait
l’impression d’avoir accédé à un niveau supérieur de conscience. Dorénavant, il
voulait baigner dans la vérité de la parole, transcendé par le sens des mots,
leur essence poignante, leurportée enfin dévoilée. Mathieu prit
une grande inspiration et se plaça au pied du lit. L’haleine alcoolisée du jeune
homme frappa Henry de plein fouet. L’avocat eut un demi-sourire. Mathieu lui
rappelait sa jeunesse.
— Tu peux aller te coucher, dit-il avec indulgence.
— Pas avant que je vous dise quelque chose de ben important.
Mathieu se racla la gorge et entreprit sa tirade, cherchant les rimes au fur et
à mesure.
— Je pense que de la guerre, des blessures pernicieuses hantent vos nuits,
rampent sous la terre, de votre esprit, et suppurent les vicieuses.
L’incohérence des propos fit ricaner
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