Les porteuses d'espoir
désespérée à ce point, on peut te changer les idées,
nous autres !
L’air hagard, elle leva les yeux sur le petit groupe.
— Laisse-la, c’est une barjo , tu vois ben.
— Barjo ou pas, elle a ce qu’il faut où il faut !
— Allez donc vous amuser ailleurs, les petits gars.
Ils rirent mais ils n’insistèrent pas et obéirent au vieil homme qui venait de
s’interposer.
— Ce ne sont que des étudiants, mademoiselle. Ils ne sont pas méchants, juste
bien malpolis.
Yvette tenta de faire bonne figure.
— Je n’ai pas eu peur, souffla-t-elle.
Elle se redressa, inspira profondément et ajouta d’une voix faible :
— Merci de votre intervention. C’était gentil.
Il la reconnut en premier.
— Vous êtes la sœur de Mathieu Rousseau, mon ancien employé.
Yvette replaça le visage qu’elle avait croisé un jour en allant voir Mathieu au
magasin.
La journée où elle avait acheté ses souliers rouges à talons
hauts pour l’audition du concours. Paul-André l’avait appelée Cendrillon en la
rechaussant ; Paul-André, il lui avait offert ce premier rôle, il serait déçu…
elle portait son enfant… Rien n’allait bien, rien. Elle n’avait vraiment pas de
chance…
Les larmes jaillirent.
— Oh ! fit le Juif, vous êtes trop jolie et trop jeune pour porter la peine du
monde sur vos épaules…
Il lui tendit un mouchoir. Elle s’épongea les yeux et se moucha
discrètement.
— Gardez-le.
Elle le roula en boule dans la paume de sa main.
Galamment, il lui offrit le bras.
— Accompagnez un vieil homme jusque chez lui.
Avec gratitude, Yvette accepta le soutien inespéré du vieillard.
Il se dégageait de cet homme une aura de bonté, de compréhension,
d’écoute.
— Qu’est-ce qui peut bien rendre si triste une jeune fille qui devrait sourire
à la vie ? demanda-t-il après avoir fait quelques pas.
Yvette haussa les épaules et murmura :
— Je n’ai juste pas de chance.
« Ma vie… mes vies n’ont pas de chance… »
Le Juif savait reconnaître la détresse. Il l’avait eue comme maîtresse
longtemps. Lentement, ils continuèrent de marcher, regardant au-devant d’eux.
Ils offraient le tableau d’une jeune femme accompagnant son grand-père à une
promenade du dimanche.
— Ah ! la chance…, dit le vieil homme. Avant la guerre, dans mon pays, loin
d’ici, je croyais à ce mot. J’ai immigré en 1938.
— 1938… l’année du feu…
— Quel feu ?
— Rien, continuez.
— Je n’étais déjà plus tout jeune. J’étais un homme d’affairesprospère. Je ne m’étais jamais marié. J’avais décidé de quitter mon pays pour
venir m’établir ici. Ma famille était restée là-bas. Elle souffrait beaucoup. De
la faim, des persécutions, de la haine. Alors, je leur ai dit de venir aussi, de
tous venir ! Au Canada, ils seraient heureux ! Mais le gouvernement du Canada,
il ne voulait plus faire entrer de Juifs. J’ai demandé de l’aide à un avocat.
C’est à ce moment que j’ai connu maître Vissers.
Yvette ouvrit de grands yeux, cherchant dans sa mémoire. Oui, c’était grâce à
Henry que Mathieu avait eu son emploi de vendeur.
— Mais maître Vissers, il n’a rien pu faire non plus. Monsieur King n’aimait
pas les Juifs. Il a bloqué et bloqué. Il disait toujours non, pas de Juifs. Mon
père, ma mère, mes frères et sœurs, oncles, tantes, cousins, tous, tous morts à
cause d’Hitler...
— Toute votre famille !
— Tous. De mes aïeux aux petits nouveau-nés. Aucun n’a été épargné.
Yvette essuya d’autres larmes.
« Le feu, tant de morts… la guerre, tant de morts... »
— Excusez-moi, j’ai pas l’habitude d’être si braillarde, mais c’est si triste…
tant de morts…
— Vous voyez mademoiselle, si monsieur King avait voulu, il aurait pu les
sauver, eux et combien d’autres ! Mais il a toujours dit non, pas de Juifs. Nous
n’avons jamais su pourquoi.
— Peut-être parce qu’il parlait avec les esprits…
L’homme s’arrêta, interdit.
— Pardon ?
— King, quand il gouvernait, il parlait aux esprits des défunts. Celui de sa
mère et... de son chien. Il leur demandait conseil pour prendre ses
décisions.
— Alors, ma famille est morte parce que le fantôme d’un chien a dit : « Pas de
Juifs sur les bateaux… »
En secouant la tête, le vieil homme avança de nouveau. Il
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