Les porteuses d'espoir
crème. Après, il rentrerait au camp. Pierre commençait à
vraiment geler. À la maison, il n’aurait pas eu froid. La chaleur de la
cuisinière au bois, qui n’aurait pas dérougi de la cuisson des pâtés à la
viande, de la tourtière, des tartes, l’aurait amplement réchauffé. Au lieu de
s’agenouiller dans une cabane de bois ronds avec des bûcherons, il aurait été à
la messe de minuit en famille. À leur retour, endormis par la longueur des
célébrations, sa mère les aurait réveillés au son du magnifique piano à queue,
fierté de tout le comté. Son père blaguait souvent en disant qu’il pourrait
organiser des visites payantes et se mettre riche rien qu’avec les curieux qui
s’inventaient des excuses pour venir jeter un coup d’œil sur le gigantesqueinstrument qui prenait toute la place dans leur salon. Pas une
année, lors du réveillon, on ne manquait de relater l’anecdote de ce piano. En
secret, son père l’avait fait transporter sur un traîneau et envoyé à sa mère.
Il ajoutait, les yeux brillants, qu’il avait fait une deuxième surprise à tout
le monde en descendant du chantier pour venir réveillonner avec sa femme et ses
enfants. Comme cela avait été le dernier réveillon avant le grand feu, un pesant
silence s’installait toujours avant que son père ne le chasse en suppliant sa
princesse de leur jouer son cantique favori. Sa mère se serait exécutée, une
larme au coin des yeux, et elle aurait joué avec toute son âme pour celles
parties beaucoup trop tôt au paradis. L’envie de pleurer de Pierre revint en
force. Il aurait donné n’importe quoi pour fêter la naissance du petit Jésus
ailleurs qu’ici, caché dans la forêt, sous un faux nom. Être chez lui, parmi les
siens... Il n’avait pas l’habitude de s’apitoyer ainsi sur son sort, mais Pierre
trouvait que la vie était vraiment trop injuste et difficile envers lui. Il
regarda son troisième et dernier morceau de sucre à la crème. Il hésita avant de
l’engouffrer à son tour. C’était une bien mince consolation, mais c’était mieux
que rien.
Julianna laissa vibrer la dernière note de Sainte Nuit. Après un long
moment, elle se tourna vers son public. Son mari berçait le dernier de ses
enfants, le septième garçon de la famille. Barthélémy aurait-il un don comme la
coutume le prédisait ? Le don de la faire damner, oui ! Être mère de neuf
enfants la dépassait. Elle jeta un coup d’œil à sa fille aînée. Yvette affichait
déjà ses formes de femme. Elle se revit à cet âge, gâtée, élevée par sa
marraine, une vie princière devant elle. Elle voulait devenir cantatrice. Elle
toussa. Cette vilaine grippe ne voulait pas guérir. Elle avait dû se résigner à
seulement jouer la mélodie du cantique. Eninterpellant son
époux, elle se releva du banc.
— François-Xavier, va donc coucher c’t’enfant-là au lieu de le pourrir. Il sera
plus de service ! Il arrive six heures.
Son ton revêche lui résonna dans les oreilles. Elle était devenue acariâtre,
elle le savait. Elle ne pouvait faire autrement. Elle aurait voulu revenir en
arrière, avant... avant le feu, avant... avant quoi ? Son mariage ? C’était
peut-être ce qui la rendait le plus en colère. C’est qu’elle aimait tant ce
rouquin d’homme qu’elle l’épouserait de nouveau. Tout aurait été plus simple si
elle avait détesté François-Xavier. Là, elle était écartelée entre des
sentiments contradictoires. L’envie de chérir son mari et celle de lui faire
payer leur misère. Cette minable demeure de ce minable village de
Saint-Ambroise, de cette minable région du Saguenay— Lac-Saint-Jean ! Si elle
avait pu, elle lui aurait tout mis sur le dos. La perte de la fromagerie, la
guerre, le départ de Pierre. Au moins, son fils serait en sécurité et loin
d’ici, si au printemps prochain, une lettre d’enrôlement forcé lui parvenait. Le
bureau de poste serait obligé de retourner la missive gouvernementale avec comme
mention : adresse inconnue. Elle espérait qu’il avait bien reçu son colis, que
l’écharpe lui serait utile et qu’il se délecterait avec son sucre à la crème.
Évidemment, il n’était pas réussi comme celui de sa sœur Marie-Ange. Malgré ses
essais répétés, Julianna n’arrivait jamais à atteindre la perfection. Soit
qu’elle le retirait du feu trop tôt et
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