Les porteuses d'espoir
que le sirop de sucre n’épaississait pas
assez ou soit qu’il avait bouilli une demi-minute de trop et qu’on risquait de
s’y casser une dent… Son sucre à la crème était à l’image de sa vie. Trop ou pas
assez. Elle ne parvenait pas à trouver un juste milieu, à prendre soin de sa
maisonnée comme une bonne mère de famille. Tout la dépassait : le ménage, les
corvées, prévoir l’hiver, l’école, les réserves… Elle s’était toujours reposée
sur les autres. Elle avait été si choyée dans son enfance, à titre de fille
adoptive, élevée dans un cocon doré. Après son mariage, elle avait vécu lavie de château, à attendre la venue de son premier enfant, dans
sa magnifique demeure sur le bord du lac Saint-Jean, partageant ses journées
entre son piano et ses livres. Après le rehaussement des eaux du lac, ils
étaient allés se réfugier à Roberval. Là encore, Julianna le réalisait, c’était
Marguerite, la première épouse de son frère, qui avait tout pris en charge
pendant que leurs maris étaient au chantier. Marguerite… Elle porta la main à
son cou. Le collier que sa belle-sœur lui avait laissé à sa mort était bien là.
Elle le portait en des occasions spéciales, comme le réveillon. Après Roberval,
ils avaient à nouveau fait les bagages, mais cette fois pour un retour à sa vie
montréalaise. Quelles belles années d’insouciance ! Quelle joie de retrouver sa
mère adoptive ! Et en plus, Marie-Ange était venue vivre avec eux. Sa grande
sœur s’occupait de tous les enfants qui naissaient à un rythme régulier. Quand
sa petite Laura avait failli mourir, bébé, Julianna aurait été perdue sans
l’aide de sa sœur et de sa mère. Laura… elle et Georges devaient être sur le
point d’arriver. Julianna pensa à son frère. Le pauvre homme n’était plus que
l’ombre de lui-même. Il avait habité quelque temps avec eux avant de partir à
Jonquière. Elle n’avait jamais su ce qui s’était passé, mais son mari, qui était
le meilleur ami de son frère depuis leur enfance, avait certainement quelque
chose à voir avec ce départ inexpliqué. La relation entre les deux hommes était
devenue froide et impersonnelle. Si elle avait épousé Henry à la place,
qu’aurait été sa vie ? Épouse d’un réputé avocat, elle habiterait à Montréal,
irait au concert, porterait de belles robes... Non, Julianna, c’est la guerre
pour les bourgeoises aussi. Henry est au front. Il a été blessé, et guéri, et il
est maintenant en Italie avec Elzéar. Dieu sait quelle pauvre nuit de Noël ils
doivent passer.
Les hommes d’Henry étaient déçus. Il avait promis à ses braves
soldats d’aller chanter les cantiques. Au lieu de cela, ils avaient reçu ordre
de retourner sur la ligne de front. Henry avait tenu à s’enrôler dans
le 22 e Régiment. Il ne comprenait pas trop ce qui l’avait poussé,
à plus de quarante ans, à insister pour faire partie de cette guerre. Il y avait
bien ces soirées où, avec quelques amis montréalais, ils avaient discuté
longuement du conflit qui se tramait. L’importance d’agir et d’arrêter ce fou
d’Hitler était évidente. Quelquefois, pendant les longues nuits d’attente dans
les tranchées, Henry se doutait bien de la véritable raison de son engagement.
La guerre lui avait offert l’occasion de redonner un sens à sa vie. Après
l’incendie de Saint-Ambroise, tout le reste semblait futile. Le drame avait été
le coup de grâce à tout ce qui ne fonctionnait pas dans sa vie depuis plusieurs
années. Ses amours déçus, sa désillusion de la vie politique. Il était fils d’un
père anglophone et d’une mère francophone. Il avait toujours été écartelé entre
les deux. Surtout que ses parents se querellaient sans cesse. Son père le
rabrouait en anglais tandis que sa mère le consolait en français. Il était
devenu avocat autant par obligation de suivre les traces paternelles que par
passion. Il voulait sauver le monde. Aider les plus faibles, les Canadiens
français entre autres. Il avait tout fait pour aider François-Xavier et Georges
lors de leurs déboires avec la compagnie. Il se sentait responsable de cet
échec. Il n’avait pas su sauver leurs terres. Pourtant, les faits étaient là.
Les expropriations avaient été du vol. La compagnie était fautive. Il ne
réussissait pas à garder une
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