Les prisonniers de Cabrera
soin de recenser les inaptes. Je n’avais que l’embarras du choix, du fait que nous l’étions tous, à part les prisonniers récemment accueillis, qui présentaient encore quelques traces de santé. Je dressai au hasard une liste de quatre cents hommes et femmes, chiffre répondant à la quantité requise, choisis parmi les plus mal en point, avec une inquiétude : qu’allait-on en faire ?
Leur transfert allait être reporté de semaine en semaine, ce qui jeta le trouble chez ces malheureux et témoignait de la confusion régnant dans l’administration palmesane. On les avait préparés à ce voyage en leur donnant des tenues décentes. Certains, persuadés qu’ils allaient bénéficier d’un échange, trépignaient d’impatience.
Ils durent attendre un mois avant d’être embarqués pour une destination qu’on ne daigna pas leur révéler et sur laquelle, après toutes ces années, je m’interroge encore.
Il y eut moins d’attente pour une opération du même genre, réservée à une trentaine de marins de la Garde. Cette fois, on sut à quoi s’en tenir : ce contingent allait être l’objet d’un échange. Leur joie fut inexprimable. Le commissaire salua leur chance par un repas copieux, terminé par de ferventes ovations pour l’Empereur.
J’appris à quelque temps de là que cette opération avait été montée en Angleterre par la duchesse d’Orléans.
Les nouvelles des armées impériales, recueillies à chaque arrivée de captifs, n’avaient rien de réjouissant.
Le 14 septembre de l’année précédente, la Grande Armée était entrée dans Moscou. Moins d’un mois plus tard, elle quittait la ville volontairement incendiée par ses habitants. La retraite, au plus fort de l’hiver russe, avait été marquée par des batailles, perdues pour la plupart, et des épreuves terribles. Le 18 décembre, ce qu’il restait de l’armée impériale avait fait dans Paris une entrée peu glorieuse.
J’ai quelque honte à l’avouer : cette catastrophe me navra et me réjouit à la fois. Je n’étais pas le dernier, lorsque l’occasion s’en présentait, à crier « Vive l’Empereur ! », mais je voyais dans les nouvelles qui nous parvenaient la fin d’une épopée flamboyante annonçant la paix et notre libération.
Nous faisions grief à Napoléon de n’avoir rien fait pour mener à bien des échanges auxquels plus personne ne croyait. Plus condamnable, il semblait nous avoir oubliés, alors que, des plus hautes sommités militaires aux sans-grades, nous aurions fait pour lui le sacrifice de notre vie. Peut-être gardait-il aux généraux Dupont et Vedel une solide rancœur muée en indifférence, pour la capitulation de Baylen.
Cette équivoque, je n’étais pas le seul à l’éprouver.
Pressées par un besoin de recrutement en hommes afin de récupérer les territoires occupés par les Français, les autorités militaires espagnoles faisaient feu de tout bois.
C’est dans ce but que la Junta suprema de Séville décida de puiser des contingents de volontaires parmi les prisonniers de Cabrera et d’autres dépôts de l’archipel. En leur proposant un enrôlement, elle les exemptait de leur misère et d’une mort annoncée.
La honte me monta au front quand je vis débarquer d’une frégate des officiers français sanglés dans un uniforme espagnol, qui se présentèrent en agents recruteurs. Ils allaient être déçus ! Il ne se trouva pour signer un engagement qu’une soixantaine de candidats, en majorité des étrangers, si débiles qu’ils auraient eu du mal à tenir un fusil. Les quelques Français qui se portèrent volontaires furent copieusement hués et molestés.
Les sergents recruteurs eurent plus de chance, quelques mois plus tard, après qu’une grande famine, peut-être organisée à cette intention, leur eut livré plusieurs centaines d’affamés. On leur avait promis qu’ils n’auraient pas à prendre les armes contre leurs compatriotes mais seraient utilisés au service d’ordre dans la Péninsule. Je doute qu’on ait tenu parole…
Dépeuplée peu à peu par ces prélèvements, notre île n’allait pas tarder à se repeupler.
La plupart des nouveaux arrivants, jeunes recrues robustes vêtues de leurs uniformes, avaient encore du rose aux joues. À peine débarqués, ils se conduisirent comme en terrain conquis, se montrèrent arrogants et
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