Les prisonniers de Cabrera
faire, dis-moi ?
Elle baissa la tête et resta muette. Je la secouai aux épaules ; elle se débattit comme si j’allais la molester. Je hurlai, sans me soucier d’attirer l’attention :
— Te rends-tu compte de notre situation, de la tienne surtout ? Tu vas devoir renoncer à monter à cheval et voyager dans la charrette des vivandières !
Elle me répondit avec un calme déconcertant :
— Cela m’est égal. Si je dois sacrifier cet enfant, je n’hésiterai pas. J’ai décidé, quoi qu’il m’en coûte, de te suivre jusqu’au bout.
— Jusqu’au bout de quoi ? Nous ne savons pas ce qui nous attend, ni même si nous survivrons à cette campagne ! Tu raisonnes comme une héroïne de tragédie ! Je te rappelle que nous ne sommes pas au théâtre. Alors, voilà ce que j’ai décidé : tu vas revenir à Madrid dans l’escorte d’un aide de camp, puisque tu peux encore monter à cheval. Notre campagne terminée, je t’y rejoindrai.
— Je m’y refuse. Maintiens ta décision et je ferai courir le bruit que tu veux te débarrasser de moi.
— Tu irais jusqu’à faire un scandale ?
— Oui, je le ferais !
Comme je l’en savais capable, je mis bas les armes une fois de plus.
« Après tout, me dis-je, s’il lui arrive malheur, elle l’aura bien cherché… »
Les événements allaient lui donner raison : le sous-lieutenant Lacroix et son escorte de dix cavaliers, auxquels je comptais la confier pour la ramener à Madrid, furent attaqués et exterminés dans les parages de Burguillos, par une bande de guérilleros.
Quelques jours plus tard, dans les parages de Sonseca, un spectacle atroce nous attendait.
Une patrouille de dix hommes, envoyés en reconnaissance vers cette petite ville avec un sergent fourrier pour collecter des subsistances, était tombée dans une embuscade, en plein désert. Nos soldats n’ayant pas eu le temps de se servir de leurs fusils, nous n’avons retrouvé que leurs cadavres atrocement mutilés, la plupart méconnaissables. Un seul vivait encore, privé de ses bras et de ses jambes, et nous supplia de mettre fin à son agonie. Nous lui donnâmes le coup de grâce, ainsi qu’au fourrier, empalé sur une pique rouillée plantée entre deux rochers et qui, lui aussi, vivait encore, mais incapable de s’exprimer.
Les habitants de Sonseca avaient déguerpi à notre approche en emportant leurs troupeaux et leurs maigres biens. Affamés, fous de rage, des soldats tuèrent tout ce qu’ils trouvèrent de vivant : pigeons, chiens et chats, et même un vieillard infirme, avant de mettre le feu au village malgré les protestations du curé.
Jusque-là, nous n’avions guère souffert de la faim, nos fourriers se procurant le nécessaire en battant le pays avec une escorte de cavaliers fortement armés, et nous avions encore quelques fourgons de biscuits et de fèves sur nos arrières.
Jour après jour plus pressante, la guerrilla se refermait sur nous, sans que nous puissions espérer affronter ces brigands en ordre de bataille. La soif nous séchait la gorge et nos tonneaux étaient presque vides. Puiser dans les puits ou les citernes nous était interdit : ils étaient volontairement empoisonnés par des cadavres d’animaux ou comblés par des pierres et des gravats. Les maigres arroyos que nous traversions grouillaient de sangsues que certains, dans leur avidité, avalaient sans s’en rendre compte, ce qui les rendait malades.
Dans les derniers espaces séparant les monts de Tolède des premiers contreforts de la sierra Morena, frontière naturelle qui partageait la Péninsule entre Castilles et Andalousie, nos hommes avaient l’impression de marcher sur les pavés de l’enfer.
Parfois, de brusques rafales d’un vent brûlant dissipaient la poussière provoquée par le piétinement de milliers d’hommes et de chevaux, mais elle nous enveloppait de nouveau peu après. On jetait dans les charrettes des hommes victimes d’insolation. Certains, parmi les jeunes notamment, pris d’un soudain coup de folie, abandonnaient arme et havresac et s’écartaient de la colonne, nous obligeant à leur courir après. Les désertions faisaient tache d’huile, surtout parmi les étrangers, les Suisses et les Italiens en particulier ; ils quittaient leur cantonnement la nuit venue ; quand nous les retrouvions, ils nous insultaient et nous
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