Les prisonniers de Cabrera
soldats et nos chevaux traînaient la patte.
Dès l’aube, le colonel Chabert, aux prises, à l’avant-garde, avec les premiers éléments espagnols, nous demanda du renfort. Dupont lui détacha trois bataillons de fantassins qui, en raison de leur épuisement et de l’embarras du convoi, mirent près d’une demi-heure à lui parvenir, mais, peu avant cinq heures, l’ennemi était repoussé et les murs de Baylen se découpaient sur la plaine.
S’il eût été hasardeux de déclencher une attaque générale sur l’armée de Reding, qui s’était rapidement reformée, en revanche il eût été judicieux d’abandonner les fourgons et d’utiliser les hommes qui les gardaient pour les envoyer au combat, mais Dupont et quelques-uns de ses officiers y rechignaient. Nous subîmes de lourdes pertes en repoussant de fougueuses attaques sur nos flancs.
Vers neuf heures, la chaleur devenue intense, on se battait en ligne brisée, sans cohérence, avec la même fureur de part et d’autre. Je me trouvais, avec deux hussards, chargé d’un message de Dupont pour le général Chabert qui réclamait des renforts. Sa pipe à la main, assis sur le cadavre de son cheval, il bougonnait d’une voix de stentor contre l’absence de la division Vedel :
— Où est ce jean-foutre et qu’est-ce qu’il attend ? S’il n’est pas là dans une heure voire deux, nous sommes flambés ! Il ne doit pas être loin, tonnerre de Dieu ! Il a bien dû entendre le canon !
Au fort de la chaleur, sans une goutte d’eau dans ma gourde, souffrant à hurler de ma blessure à la cuisse, j’usais mes dernières forces à courir d’une unité à l’autre. Notre cavalerie faisait des prodiges d’héroïsme contre celle de Reding ; elle faillit enlever dans un assaut fulgurant la principale batterie ennemie, mais dut y renoncer, l’infanterie ne suivant pas. Les cent cuirassiers du capitaine Verneret avaient traversé à trois reprises, telle une coulée de lave, les lignes adverses en s’ouvrant des brèches à coups de sabre.
Bien que mieux armé que nous contre la chaleur, l’ennemi présentait des signes de fatigue. Son infanterie tenait à peine sur ses jambes et se laissait massacrer par nos cavaliers animés d’une détermination et d’une énergie sans bornes, même si nombre de chevaux tombaient d’épuisement au cours des charges. Si nous attendions avec impatience l’arrivée de la division Vedel, nos adversaires la redoutaient, et cela minait leur courage déjà chancelant.
À la lunette, j’observais les pentes, en direction de La Carolina, dans l’espoir de voir surgir, tambours battant et drapeaux déployés, l’avant-garde de la division Vedel. Rien de vivant ne se dessinait à travers la calina , qu’un troupeau de moutons autour d’une hacienda. Pas le moindre bouquet de poussière ! J’en avais conscience : de l’issue de cette bataille dépendait le succès de notre mission, et je maudissais Dupont. Eût-il eu l’idée judicieuse de placer ses fourgons à l’arrière, nous serions déjà aux portes de Baylen. Autre faute impardonnable : il avait fait sauter le pont sur le Guadalquivir dans le but de retarder l’armée de Castagnos qui harcelait nos arrières, nous interdisant ainsi une éventuelle retraite.
Je fus témoin de scènes navrantes : des soldats à bout de forces, en proie à une soif insupportable, abandonnaient leurs armes et s’effondraient. Des vétérans avaient beau crier « Vive l’Empereur ! La victoire est nous ! », nous nous trouvions immobilisés, à l’avant comme à l’arrière, par des forces supérieures aux nôtres. Des charges à la baïonnette par les marins et les grenadiers de la Garde faisaient des percées sanglantes, mais ils devaient chaque fois reculer face à une masse innombrable de combattants.
Surcroît d’adversité, notre dernier contingent d’une centaine de Suisses venait de déserter.
Le combat durait depuis l’aube, il était midi et la fournaise était à son comble lorsque Dupont, ayant réuni ses officiers dans sa berline, leur annonça que nous avions perdu la bataille et que tenter de la poursuivre nous aurait menés à l’anéantissement. Il comptait demander une suspension d’armes. Le capitaine Villoutreys, qui parlait couramment l’espagnol, fut chargé de cette mission. La requête fut
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