Les prisonniers de Cabrera
couplets régimentaires était monnaie courante, mais elle se serait vite dévaluée si nous n’y avions introduit des goûts plus nobles. Sur la Vie i lle-Cast i lle , des prisonniers avaient monté un théâtre de marionnettes dont les personnages avaient pris l’allure et le caractère de nos gardes-chiourme.
Nous reçûmes à la Malmaison la visite du capitaine d’artillerie Foucault.
— Vous allez peut-être me traiter de fou ou de prétentieux, nous dit-il, et il se peut que vous ayez raison. L’idée m’est venue de monter une troupe théâtrale et de donner des spectacles.
Nous échangeâmes, Auguste et moi, un regard chargé à la fois de scepticisme et de compassion. Comme nous gardions le silence, Foucault dut s’imaginer que ce projet nous paraissait à ce point absurde que nous allions lui donner congé sans en entendre davantage.
— Je n’ai rien contre cette idée, dit alors Auguste, mais quel genre de spectacles souhaitez-vous présenter au public ?
— Pas des farces et des pantalonnades, mais des pièces du répertoire, Molière notamment.
— Comment trouverez-vous des acteurs, des costumes et des textes ?
L’autre sourit en se grattant furieusement la barbe.
— Trouver des acteurs ? J’y ai pensé, figurez-vous ! Les candidats ne manqueront pas. Quant aux costumes, nous utiliserons ceux que madame Adélaïde nous a fait parvenir. Et les textes, dites-vous ? J’en ai plein la tête, et, Dieu merci, ma mémoire est bonne. Je pourrais vous déclamer des pièces entières de Molière, à qui je voue un culte pour l’avoir interprété, à ma manière, aux Italiens, à Paris, maintes et maintes fois. Il faut dire que je ne suis jamais monté sur la scène. J’étais le souffleur.
— Soit, soupira Auguste, à moitié conquis, mais où donnerez-vous la comédie ?
— Dans une citerne.
— Plaît-il ?
— Il y a sous le château une citerne vide, de vastes dimensions, où l’on pénètre par une échelle. Je l’ai visitée. Elle peut contenir une cinquantaine de spectateurs.
— Je doute, lui dis-je, que ce lieu convienne à ce genre de spectacles.
Il eut un sourire désarmant de naïveté.
— Je suis persuadé du contraire. Eh bien, daignez me suivre et vous verrez que ce projet est moins absurde que vous ne le pensez.
Nous acceptâmes de l’accompagner, avec l’idée que nous allions satisfaire à la lubie d’un aimable utopiste.
La citerne, qui servait jadis à l’alimentation en eau du château, se situe sur la pente, hors des anciennes fortifications. Nous prîmes soin de nous munir d’une échelle, indispensable pour en atteindre le fond fissuré, encombré de détritus végétaux et de squelettes de sauvagines, de rongeurs et de crapauds. Ce n’était rien d’autre qu’une caverne mal équarrie, somme toute suffisante pour une scène et une cinquantaine de spectateurs bien tassés.
— L’acoustique, nous dit Foucault, est impeccable. Écoutez plutôt…
Campé au fond de la citerne, il se mit à déclamer les premiers vers de L’ É cole des femmes :
« Vous venez, dites-vous, pour lui donner la main ? – Oui, je veux terminer la chose dans demain… »
— Ma foi, observai-je, l’essai est concluant. Il reste à aménager une scène et un rideau.
Il avait pensé à tout. Quelques planches suffiraient pour la scène et de vieilles toiles pour le rideau. Les murs étaient lépreux ? Ils seraient badigeonnés de plâtre et décorés de verdure.
Nous étions conquis. Restait à trouver des acteurs (amateurs, cela va sans dire !) et à constituer un répertoire susceptible à la fois de distraire et d’enrichir l’esprit. Nous nous y employâmes sans plus tarder. Autour de nous, entre l’amirauté et la maison commune, on parlait de ce projet comme d’une parousie dont Foucault serait le héros.
Ce petit homme, presque un gringalet, d’un abord timide et réservé, était doté d’une mémoire prodigieuse. Elle tiendrait lieu de textes écrits. En toute circonstance, il nous régalait de quelques vers de Racine, d’une scène de Molière ou de Beaumarchais, sa « trilogie sacrée ». Il chargea Gille de faire le choix entre la multitude des candidats qui se présentèrent, autant hommes que femmes.
L’affaire en train, nous allions la parachever grâce au concours de deux aides précieux : le sergent
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