Les révoltés de Dieu
Caïn ») et
tentant vainement d’y échapper. Pour être juste, il faut préciser que Hugo
avait un illustre prédécesseur en la matière, le poète de la fin du XVI e siècle, Agrippa d’Aubigné – grand-père de la
prude Madame de Maintenon. Dans son recueil Les
Tragiques , ce calviniste acharné nous montre un Caïn isolé au milieu d’une
nature hostile, qui le fuit sans cesse comme s’il était un objet d’horreur [49] .
Dans les deux cas, c’est l’idée qu’on se fait actuellement, dans un contexte
chrétien, d’un personnage bourré de remords et poursuivi par la vengeance
divine. Or, cette image est, si l’on en revient aux textes d’origine, tout à
fait en opposition avec celle que nous présente la Genèse dans l’exposé on ne
peut plus sobre d’un récit qui est le résultat d’une condensation symbolique d’événements
dont on avait oublié les détails et la signification essentielle.
Pour tenter de saisir cette signification, il faut sans
hésiter recourir au document de base et l’étudier avec une minutie scrupuleuse :
« Adam pénètre Hava, sa femme. Enceinte, elle enfante Caïn. Elle dit :
J’ai eu un homme avec Iahvé-Adonaï [50] . Elle ajoute à enfanter
son frère, Ebèl (Abel). Et c’est Ebèl, un pâtre d’ovins. Caïn était serviteur
de la glèbe. Et c’est au terme des jours, Caïn fait venir des fruits de la
glèbe en offrande à Iahvé-Adonaï. Ebèl a fait venir, lui aussi, des aînés de
ses ovins et leur graisse [51] . Iahvé-Adonaï considère
Ebèl et son offrande. Caïn et son offrande, il ne les considère pas. Cela brûle [52] beaucoup Caïn, ses faces tombent [53] . Iahvé-Adonaï dit à Caïn :
pourquoi cela te brûle-t-il ? Pourquoi tes faces sont-elles tombées ? N’est-ce pas, que tu t’améliores à porter ou que tu
ne t’améliores pas, à l’ouverture, la faute est tapie ; à toi, sa passion.
Toi, gouverne-la [54] . Caïn dit à Ebèl, son
frère : [allons dehors [55] ]. Et c’est quand ils
sont au champ, Caïn se lève contre Ebèl, son frère, et le tue. Iahvé-Adonaï dit
à Caïn : où est ton frère Ebèl ? Il dit : Je ne sais pas. Suis-je
le gardien de mon frère, moi-même ? Il [56] dit : Qu’as-tu fait ?
La voix des sangs de ton frère clame vers moi de la glèbe. Maintenant tu es
honni plus que la glèbe dont la bouche a béé pour prendre les sangs de ton
frère de ta main. Oui, tu serviras la glèbe : elle n’ajoutera pas à te
donner sa force [57] . Tu seras sur la terre, mouvant,
errant. Caïn dit à Iahvé-Adonaï : Mon tort est trop grand pour être porté [58] .
Voici, aujourd’hui tu m’as expulsé sur les faces de la glèbe. Je me voilerai
face à toi. Je serai mouvant, errant sur la terre : et c’est qui me
trouvera me tuera. Iahvé-Adonaï lui dit : Ainsi, tout tueur de Caïn subira
sept fois vengeance. Iahvé-Adonaï met un signe à Caïn, pour que tous ceux qui
le trouvent ne le frappent pas. Caïn sort face à Iahvé-Adonaï et demeure en
terre de Nod au levant de l’Éden » ( Gen. IV, 1-16,
trad. Chouraqui [59] ).
Tout cela est bien étrange, pour ne pas dire incohérent au
premier degré. Yahvé a donné pour mission à l’homme de cultiver la glèbe à la
sueur de son front. C’est du moins ce qu’il a dit en chassant Adam du jardin d’Éden.
Il se trouve que Caïn, fils aîné d’Adam, suit exactement le chemin tracé par le
démiurge en mettant en valeur une glèbe ingrate, mais qui produit quand même, grâce
à son travail (au sens étymologique de « souffrance »), des produits
dont il prélève une partie pour l’offrir à son Dieu. Logiquement, Yahvé devrait
être satisfait. Mais sans doute préfère-t-il la graisse de mouton qui brûle sur
l’autel d’Abel, car il se détourne de Caïn, le végétarien ,
pour donner toute son attention à l’offrande d’Abel, le carnivore . Que se passe-t-il donc ? Yahvé ne
donne pas de raisons à son choix, et l’on est bien obligé de reconnaître que
son attitude est incompréhensible, à moins de le considérer lui-même comme un
carnivore convaincu. Il faudra attendre l’Épître aux Hébreux du Nouveau Testament,
plus ou moins faussement attribuée à saint Paul, pour trouver une tentative de
justification : « Par la foi, Abel offrit à Dieu un sacrifice
meilleur que celui de Caïn. Grâce à elle, il reçut le témoignage qu’il était
juste, et Dieu rendit témoignage à ses dons. Grâce à elle, bien que mort,
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