Les révoltés de Dieu
il
parle encore » ( Hébreux, XI, 4, T. O. B. ).
C’est une explication qui en vaut une autre, mais compte
tenu du contexte de la Genèse, elle n’est guère convaincante. Il doit
nécessairement y avoir autre chose, une raison cachée, aussi secrète que les
desseins de Dieu, et qui doit, vu l’injustice de l’attitude énigmatique de
Yahvé, être d’une importance exceptionnelle, même si cela peut paraître
déroutant et peu conforme à l’idée qu’on peut se faire d’un dieu respectueux
des lois qu’il promulgue, qui récompense les bons et punit les méchants. Il ne
semble pas, en effet, que Caïn ait manifesté jusque-là une quelconque
méchanceté ou hostilité, ni envers Yahvé, ni envers son frère cadet.
Car Caïn est l’aîné. Et comme dans toute société patriarcale
– celle des Hébreux en est une – le rôle du fils aîné est primordial, soit en
tant que transmetteur du pouvoir paternel et des biens familiaux, soit en tant
que victime sacrificielle offerte aux divinités, comme cela s’est longtemps
pratiqué chez les peuples sémites, notamment chez les Phéniciens. Ici, Yahvé
nie cette spécificité en quelque sorte sacrée de Caïn au profit d’un cadet qui
ne sera jamais qu’un brillant second. Il agira d’ailleurs de même en rejetant
Ismaël, le premier fils d’Abraham, privilégiant ainsi Isaac, et aussi en
favorisant la ruse perverse et peu élégante de Rebecca et de Jacob pour que
celui-ci soit béni par Isaac à la place d’Ésaü. Or, tout comme Ésaü, qui n’acceptera
pas le fait accompli, Caïn refuse d’être ainsi méprisé au profit de son frère. Il
se révolte et veut se venger. Mais comme il ne peut le faire contre le
Tout-Puissant, il se retourne contre Abel, qui est à sa portée : en somme,
c’est Yahvé-Adonaï lui-même qu’il frappe à travers son frère. Malgré les
apparences qui en font un fratricide, Caïn représente le type parfait du
révolté contre Dieu .
Car c’est bien d’une représentation qu’il s’agit. Les protagonistes
humains de cette tragédie ne sont que des characters ,
selon l’expression anglo-saxonne, des personnages emblématiques qui, sous
couvert d’un récit mythologique, se trouvent plongés dans un contexte
entièrement socioculturel [60] . Il ne viendrait en
effet à l’idée d’aucun exégète biblique de considérer Caïn et Abel comme des individus : chacun d’eux représente une collectivité,
plus exactement une société organisée à l’intérieur de solides structures. Abel,
c’est une société pastorale et nomade axée sur l’élevage de grands troupeaux et
la recherche constante de pâturages abondants. Caïn, c’est une société sédentaire,
cultivant la terre et pratiquant l’artisanat pour se procurer les instruments
nécessaires à cette exploitation systématique de la « glèbe ». Et, à
ce compte, la querelle entre Caïn et Abel n’est ni plus ni moins que le
scénario d’un western des plus classiques où s’opposent farouchement les
éleveurs et les fermiers dans des luttes sanglantes.
Si l’on en revient au mythe lui-même, on ne peut que s’étonner
de deux choses : d’abord l’absence totale de repentir chez Caïn, qui
semble trouver normal d’avoir éliminé son frère, et surtout la réaction plutôt
modérée de Yahvé devant l’énormité du crime. En effet, il ne maudit pas Caïn :
au contraire, il le protège de toute agression en déposant sur lui un « signe ».
Ce qu’il maudit, c’est la glèbe – à cause de
Caïn, il est vrai. Il avertit le meurtrier que désormais le travail de défrichement
et de mise en valeur du sol sera encore plus difficile et nécessitera plus d’efforts
et de souffrances. C’est un des deux châtiments infligés à Caïn, le second
étant son éloignement « de la face de Yahvé ». En somme, Dieu chasse
Caïn hors de sa présence, accentuant ainsi l’éloignement d’Adam, lui donnant à
entendre qu’il ne pourra jamais plus compter sur son aide. Mais ce faisant, Dieu accorde sa complète autonomie à Caïn.
Cette constatation est d’une extrême importance et peut être
considérée comme la clef permettant de comprendre toute cette histoire. En
chassant Adam et Ève du Paradis terrestre, Yahvé avait coupé le cordon
ombilical qui les reliait à lui, mais en écartant Caïn de sa présence – et de
son assistance, pour ne pas dire « providence » – il se livre à une
véritable opération de
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